1928.07.00.De Worms & Cie.Note.L'avenir de l'industrie française des constructions navales

Le PDF est consultable à la fin du texte.
[Document intéressant : plaidoyer pour la création d'une union des entreprises de construction navale – situation de l'industrie depuis la guerre.]

Worms & Cie
Note

De quoi dépend, pour une large part, l’avenir de l'industrie française
des constructions navales

Pour qui observe, avec tant soit peu d'attention, les soubresauts par lesquels ont passé, depuis la guerre, les différentes industries françaises, il est un fait particulièrement frappant.
Alors que toutes ont connu, entre des crises plus ou moins graves et plus ou moins longues, des périodes de réelle prospérité, dues soit à la reprise de courants commerciaux interrompus pendant la guerre, soit à la prodigieuse surproduction que provoquèrent les chutes de notre monnaie, seule, celle des constructions navales n’a pu s’évader un instant, d'un marasme profond que sa durée rend particulièrement inquiétant pour l'avenir.

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Les causes ?
Sans doute, elles sont nombreuses et leur énumération en a été trop souvent faite, parfois avec trop de complaisance, pour qu'il soit nécessaire de la reproduire ici.
Il paraît essentiel cependant, de souligner que certaines d'entre elles, considérées, d'ailleurs à juste titre, comme des plus importantes dans les années qui ont suivi immédiatement l'armistice, se sont atténuées sans cesser cependant d'être citées, au point qu'elles constituent encore un "leitmotiv" qui, accepté sans discussion et par habitude, empêche peut-être de rechercher avec tout le soin voulu le remède salutaire.
Il pouvait être exact, après la guerre, que l'augmentation du nombre des chantiers nationaux fût d'autant plus de nature à déterminer ou à prolonger la crise que les commandes mondiales en général, et françaises en particulier, étaient plus rares pour de nombreuses raisons, parmi lesquelles nous retiendrons les trois plus importantes :
1° - abondance du tonnage constitué pendant la guerre, dont le but était de pallier la faiblesse du rendement des navires astreints à la navigation en convois.
2° - impossibilité financière de beaucoup de puissances à reconstituer leur flotte de guerre, malgré le lamentable état dans lequel la guerre l'a laissée.
3° - crise subie par l'armement, pendant plusieurs années, dues aux restrictions sévères étendues à un grand nombre de pays, et à l'existence d'un nombre important d'usines régionales dont la constitution n'avait eu précisément d'autre but que de pallier les difficultés de transports.
Cette énumération, tout incomplète qu’elle soit, suffit à faire comprendre la disette dont a souffert l'industrie des constructions navales pendant les premières années d'après guerre et à justifier les regrets si souvent émis, de l'augmentation du nombre de nos cales.
Mais si l’on observe un peu, on ne tarde pas à s'apercevoir que la situation s’est modifiée et que si le marasme subsiste encore dans l'industrie des constructions navales, les causes n'en sont plus absolument les mêmes et, pour s'en convaincre, il suffit de comparer à celui de 1914, le rapport des moyens actuels aux besoins du jour.

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Négligeant, tant au moment de la guerre qu'actuellement, les petites cales appartenant à des chantiers qui ne sont pas outillés pour construire des unités considérées "secundum artem" comme importantes malgré la faiblesse de leur tonnage - petits navires de guerre ou autres bâtiments spéciaux - l'examen prouve que les cales de toutes les dimensions ont augmenté en France d'un tiers environ, mais que le nombre des cales de plus de 150 mètres a doublé.
Si donc l'aliment des époques actuelle et à venir était et devait rester identique à celui d'avant guerre, point ne serait besoin de rechercher ailleurs la cause principale de la crise subie par notre industrie et le regret, si souvent provoqué par cette floraison nouvelle des moyens, pourrait, sinon se comprendre, du moins s'expliquer.
Nous disons " sinon se comprendre " car de l'expression répétée d'une semblable amertume au désir de voir disparaître quelques chantiers - anciens ou nouveaux - dans l'espoir que la situation s'améliorera, il n’y a qu'un pas que d'aucuns ont certainement franchi.
Il est à craindre que ce raisonnement, un peu simpliste soit erroné, car il paraît évident que si des chantiers font faillite, ils ne disparaîtront pas pour cela.
D'autres groupements, favorisés par le bon marché de l'acquisition, les feront renaître et la concurrence, allégée des fardeaux de ses prédécesseurs, subsistera plus vivante.
L'État d'ailleurs, soit pour des raisons de politique sociale, soit parce qu'intéressé directement par certaines unités qu'il a sur les cales du chantier défaillant, soit, le plus souvent, pour ces deux catégories de motifs, serait le premier à en aider la renaissance.
Au surplus, il n'est pas inutile de souligner que l'agonie d'un chantier est contraire à l’intérêt de tous les autres. N'est-ce point dans ces périodes que se traitent les affaires les plus risquées, pourvu qu'elles paraissent de nature à faire durer ? Et les commandes prises ainsi, parfois à des prix ridicules, ne guérissent point le malade, mais elles sont enlevées aux voisins qui ont désormais une cause nouvelle d'anémie : ne profitant à personne, on peut dire qu'elles sont perdues pour l'industrie nationale.
Les démarches les plus pressantes sont faites auprès des pouvoirs publics pour obtenir assistance, sous forme de commandes — que les autres n’auront pas — ou de paiements relativement hâtés, qui ne pourront être effectués qu’avec une augmentation des délais pour les chantiers voisins : c’est ainsi que la contagion s’étend.
Il est donc permis de conclure que la défaillance d’un chantier porte préjudice à l’ensemble des autres, pendant les mois qui précèdent sa disparition et celle-ci est illusoire puisqu'il renaîtra demain, plus robuste qu’avant.
Combien donc serait inopportun et vain le désir de voir nos moyens revenir, par extinction, a leur importance d’avant-guerre.

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Mais nous ne croyons pas que cette réduction soit nécessaire au rétablissement de notre industrie.
Les quelques considérations qui suivent prouvent que les besoins ont, en effet, incontestablement augmente et qu’ils sont loin d’avoir atteint leur maximum :
1°- Les navires construits quelques années avant la guerre ont subi pendant quatre ans un régime anormal, tant par l’utilisation intensive qui en a été faite que par le manque d'entretien dont ils ont eu à souffrir : leur longévité en sera diminuée d'autant et leur remplacement s’imposera à une date prématurée. Tous âgés de plus de 14 ans, ils peuvent être considérés comme de vieilles unités, et si ce mouvement de substitution n'a pas encore commencé, c'est une raison de plus pour l'escompter, intensif, dans un proche avenir.
2° - Ceux qui sont sortis des chantiers pendant la guerre, l'ont subie en partie et partageront en grand nombre le sort des précédents car les constructions de cette époque ont été souvent médiocres.
3° - La France s'est constituée, depuis la guerre, une flotte pétrolière dont l'importance n'a aucun rapport avec celle qu'elle possédait en 1914, date à laquelle le total du tonnage des navires-citernes était de trente mille tonnes : elle va atteindre 228.000 tonnes à la fin de 1928.
Or, il est permis de penser que l'effort n'est pas terminé : les besoins en combustible liquide ne peuvent que s'accroître et le pavillon français, insuffisamment protégé, mais protégé tout de même par la loi du 10 janvier 1925, ne peut que participer tous les jours davantage, non pas seulement aux transports des régions de production vers le Pays, mais vers tous les ports de consommation du monde.
- Et, comme tout s’enchaîne, l'accroissement du tonnage de la flotte pétrolière augmentera l'activité de nos chantiers, non seulement par lui-même, mais encore par le plus grand nombre de remplacements qui en résultera et il ne faut pas oublier que la longévité du navire-citerne n'atteint tout au plus que la moitié de celle du cargo.
4° - Le pays a besoin de compléter et d'améliorer tous les jours davantage sa flotte de paquebots ; l'État y a participé assez largement et les armements intéressés, les uns après les autres, mettent au point des programmes dont la réalisation doit être un précieux et important aliment pour notre industrie.
Ce qui vient d’être dit des navires en général, construits avant et pendant la guerre, s'applique plus particulièrement aux paquebots qui s’usent vite et, comme les compagnies qui exploitent des services de passagers sont obligées de suivre le progrès, en offrant à la clientèle un confort de plus en plus grand, les navires à construire seront plus importants que leurs devanciers.
N’est-ce pas déjà une perspective rassurante que de pouvoir compter, dans un avenir immédiat, sur un nombre substantiel do commandes intéressantes ?
Mais il y a plus car, pour un avenir plus lointain, il est permis d’espérer une régularité jusqu’ici inconnue dans les mises en chantier des paquebots : avant la guerre, en effet, les compagnies de navigation, livrées à leurs seules ressources, étaient souvent obligées, plus qu’elles ne l’eussent désiré, d'attendre pour effectuer le renouvellement de leur flotte. Actuellement, le coût d'un grand paquebot a atteint un niveau tel que l'État s'est trouvé et se trouvera, de plus en plus, dans l'obligation d'aider l'armement, en garantissant les emprunts qu'il devra émettre pour payer ses constructions neuves, de telle sorte que parfois l'État devient le véritable exploitant.
Or, il n'est pas douteux que pour maintenir à son niveau normal le rôle du pavillon national dans le monde et en particulier, sur les lignes qui relient la métropole aux colonies, les pouvoirs exécutif et législatif seront fatalement conduits, le premier à demander, le second à accorder les ressources nécessaires aux opérations des remplacements désirables.
5° - Et, revenant du cas particulier des paquebots au cas généralisé de la flotte Marchande française, ne convient-il pas de souligner l'espoir d'un certain nombre de commandes qui doivent, inéluctablement, résulter de l'application de la loi nouvelle sur le crédit maritime ? Sans doute, les sommes mises à la disposition de l’armement - moyennant le paiement d'un intérêt relativement faible - ne sont point suffisantes pour qu'il soit permis de s'attendre à une augmentation sensationnelle : c'est tout de même un appoint qu'il ne faut pas oublier.
6° - Notre marine nationale doit reprendre, peu à peu et dans la limite imposée par l'accord de Washington sa puissance relative d'avant-guerre : c'est là une nécessité fatale dont la réalisation n'a pu être retardée que par des impossibilités financières. Mais, au moment où le redressement économique est en partie accompli, à l'heure où le ministre intéressé peut précisément déclarer que, l'an prochain, l’œuvre de la reconstruction des régions envahies sera achevée, il est permis de penser, sans faire preuve d'un optimisme exagéré, que, dans les futurs budgets, la part de la Marine nationale deviendra plus importante.
Au surplus, il convient de remarquer qu'en dépit des restrictions qui doivent résulter de l'entente internationale, les programmes navals de la France constitueront - à tonnage égal - un aliment plus substantiel qu'avant la guerre; la limitation du déplacement des grosses unités conduira, en effet, à construire, en plus grand nombre, des unités moyennes ou petites, d'où des travaux plus importants et, par suite, des recettes plus abondantes.
Enfin, la concurrence des arsenaux paraît devoir être moins à craindre, car leur activité trouvera une utilisation plus grande dans l'entretien et les réparations de la "poussière ravale", de sorte que l'État n'aura plus la même obligation morale de confier à Lorient et à Brest, par exemple, le tonnage correspondant aux cuirassés que les Établissements de ces ports avaient coutume de construire jusqu'en 1914.
7° - Le prestige dans le monde, rehaussé par l'heureuse issue de la guerre, dont jouit le Pays, devrait permettre à l'industrie nationale d'obtenir plus aisément, des marines secondaires, des commandes dont l'importance possible n'est point comparable à celle d'autrefois, car ces marines sont devenues plus nombreuses et les besoins des anciennes est augmenté.
- De nombreux États ont surgi : il serait anormal que la Pologne ne s'adressât pas, ou plutôt ne continuât pas à s'adresser à nos chantiers pour ses flottes de guerre et de commerce.
- Sans doute, la Tchéco-Slovaquie, malgré les précautions prises dans l'établissement des traités de paix, est et restera une puissance continentale dont la clientèle pour des chantiers, ne peut devenir importante, elle n'en apportera pas moins un aliment, prélevé d'ailleurs sur l’ancienne Marine autrichienne de qui la France ne pouvait espérer des commandes.
- La Yougo-Slavie, en prenant jour sur la mer, est devenue un pays maritime; sa flotte, quand l’état de ses finances le permettra, prendra une importance que n'ont jamais connu les forces que la Serbie entretenait sur le Danube et il semble, pour des raisons sentimentales, qu'il soit facile de lutter, dans ce cas, contre la concurrence britannique, la seule possible d'ailleurs car on ne saurait envisager l'éventualité de commandes yougoslaves de navires de guerre et même de commerce à l'Italie ou à l'Allemagne.
- Trois pays baltes sont nés, dont la clientèle nous sera assurée, le jour où ils trouveront, en France, les appuis financiers que leur a fournis jusqu'à présent l'Angleterre : déjà, d'ailleurs, et en dépit de cette aide, ne se sont-ils pas adressés à notre industrie ?
- Il ne paraît pas exagéré de penser que ces États nouveaux - ou profondément modifiés dans le cas de la Yougo-Slavie - doivent constituer pour l'industrie française des constructions navales, des clients d'autant plus précieux que la réalisation de leurs besoins pourra être poussée davantage et cela dépend de la rapidité du rétablissement économique européen.
- Les petites marines anciennes, anéanties ou à peu près, tant par la guerre que par le manque des moyens nécessaires à leur entretien, sont sur le point d'être reconstituées et parmi elles, beaucoup, grâce à notre influence morale, doivent s'adresser à nous : la Turquie, la Roumanie, la Grèce et peut-être même un jour — qui sait ? – la Russie elle-même ne sera-t-elle pas amenée à passer commandes de navires de guerre aux chantiers français comme elle l'a fait d'ailleurs pour d'autres unités ?
- Les républiques de l'Amérique du Sud et de l'Amérique centrale rivalisent de zèle pour s'assurer une puissance maritime égale à celle du voisin et c'est là encore une source d'aliments dont le pays doit, si on sait le vouloir, profiter en grande partie.

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Ce rapide exposé suffit à démontrer la différence qui existe entre les besoins de 1914, et ceux de 1928 : ne semble-t-elle pas devoir contrebalancer largement l'augmentation du nombre des cales pendant cette même période ?

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Si donc, notre industrie des constructions navales subit une crise persistante, c'est qu'il y a d'autres raisons que celle qui est si souvent répétée, de l'existence d'un trop grand nombre de constructeurs français.
Pour notre compte, nous en connaissons une fort importante, qu'il est d'autant plus opportun de dénoncer qu'il est plus facile d'y remédier.
Depuis la fin de la guerre, on a assisté, entre les intéressés, à une lutte acharnée qui ne peut avoir que les plus fâcheux effets au point de vue moral et les plus lourdes conséquences au point de vue économique : elle diminue le prestige de l'industrie, en France et à l’étranger et conduit, par les bas prix qu'elle détermine et par les clients qu'elle chasse, aux déficits dans les bilans qui, répétés, mènent aux faillites.
De même que le médecin peu scrupuleux, qui cherche à s'attacher le client en critiquant les prescriptions de son prédécesseur, crée une méfiance qui ne se limite pas à ce dernier, mais qui s'étend au contraire à toute la corporation, de même en s'entre-déchirant et en se desservant mutuellement, les chantiers font naître chez les armateurs - qu'ils soient des particuliers ou des États - un sentiment bien de nature à diminuer les chances de succès de l'industrie française des constructions navales, tout entière.
Il serait peut-être aisé de trouver des cas concrets où cette politique néfaste a donné des résultats malheureux : qu'il suffise de rappeler que le manque d'entente des constructeurs a fait perdre à leur ensemble des commandes qui auraient pu être obtenues des marines de guerre de certaines républiques sud-américaines.

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Il est possible que l'existence d'une entente étroite entre les chantiers, en empêchant certains d'entre eux de consentir des sacrifices trop lourds, eût pu avoir pour conséquences, la perte de certains contrats réalisés, mais, outre qu'elle aurait pu en amener d'autres qui ont été enlevés par l'étranger, ne vaudrait-il pas mieux se contenter d'un chiffre d'affaires inférieur avec bénéfice normal, que d'en obtenir deux ou trois fois plus, chacune avec perte ?
La réponse ne fait pas de doute et il est évident que des gênes notoires, que des mises en liquidation et des faillites auraient pu être évitées par une politique plus logique, plus confraternelle et d'une largeur de vues plus grande.
N'est-ce pas, en effet, une étroitesse d'esprit lamentable qui a conduit les chantiers à s'entre- déchirer et à transformer eux-mêmes le pain blanc mis à leur portée en une mixture d’où a disparu toute substance nutritive ?
Au risque d’une répétition, on ne saurait trop souligner que l’affaire traitée, coûte que coûte, en vue seulement de l'enlever aux voisins, et dont la réalisation entraînera des pertes pour le bénéficiaire - s’il est permis d’employer un tel qualificatif - ne profite ni à celui-ci, ni aux autres : elle ne profite à personne.
Il faut bien convenir que cette manière étroite de voir trouve une de ses causes principales dans la conception qui a généralement prévalu dans l’organisation des chantiers : il arrive trop fréquemment que le chef, celui qui assume la lourde charge de "capitaine d’industrie", n’est pas suffisamment protégé contre les soucis d’ordre technique – quelque importants qu’ils puissent être - et qu’il ne jouit pas de la tranquillité d’esprit dont il a besoin pour mener à bien la politique commerciale et financière de l’entreprise.

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Ainsi, il semble bien que la nécessité d’une entente ne puisse être discutée par personne, avec quelque argument de valeur.
Mais, comment l'établir ?
Nous la voyons sous la forme d’une "union" assez souple pour que chaque industrie garde sa personnalité et assez étroite pour que l’intérêt corporatif puisse toujours primer toutes autres considérations.
Il ne s’agit point d’un "pool" dont les inconvénients — à supposer qu’il puisse même se réaliser — ne lui permettraient qu’une vie éphémère, mais d'une union économique organisée de façon à tout faire pour cueillir, au profit de l'ensemble, le plus grand nombre de commandes et dans les meilleures conditions possibles, et de manière à en faire ensuite la répartition, peu importe d'ailleurs que ce soit avant, pendant ou après les tractations.
D'aucuns pourront crier à l’utopie et déclarer impossible la réalisation d'une toile entente corporative: l'expérience montre cependant qu’un tel pessimisme n'est pas fondé puisqu'aussi bien on a vu se réaliser dans les derniers mois des accords industriels plus difficiles, car il s’agissait d'accords internationaux.
Nous sommes convaincus qu’avec de la bonne volonté on arriverait à constituer cette union permanente et durable qui est indispensable à l'avenir des chantiers français. Mais il faudra, trouver le mode - les principes pourrait-on dire - suivant lequel les répartitions seraient faites.
Les difficultés sont plus apparentes que réelles, car nos chantiers peuvent se classer en différentes catégories suivant leurs possibilités. Il suffirait que chacun acceptât de limiter ses appétits, suivant précisément l'espèce à laquelle il appartient et c'est ainsi que les établissements possédant les plus grandes cales réserveraient leur activité à la construction des grands paquebots et des puissantes unités de guerre, pour laisser à leurs concurrents, dont les moyens sont plus modestes, une part plus substantielle des unités moyennes et petites.
Ce serait d'autant plus facile et équitable que certains de ces grands chantiers sont étroitement liés avec des compagnies de navigation qui, précisément, exploitent les plus importantes unités de la marine marchande française : ils sont donc assurés d'une clientèle sûre et - le fait a été démontré plus haut - qui deviendra de plus en plus régulière dans l'avenir.
Devant profiter de la garantie que l'État accorde maintenant pour la construction des paquebots, il faudrait qu'ils comprissent combien il serait juste de laisser les autres bénéficier, pour une large part, des constructions des unités plus légères commandées par l'État ou par des administrations publiques, - torpilleurs, sous- marins, chalutiers, remorqueurs, pétroliers-ravitailleurs, dragues, chalands, etc., ou commandées sous le régime du crédit maritime, (navires-citernes petits et moyens). N'est-il pas d'élémentaire justice de reconnaître à tous des droits égaux dans la répartition des constructions qui doivent être payées avec les deniers publics ?
Cette considération, qui s'impose, conduit tout naturellement à l'idée si souvent préconisée de la "spécialisation" des chantiers puisque l'application des principes qui viennent d'être émis reviendrait, en fait, à une première classification des catégories d'unités à construire pour chaque établissement.
Sans vouloir prétendre que des règles aussi étroites que celles qui ont été préconisées, dans cet ordre d'idées, par des personnalités parfois éminentes, peuvent être mises en pratique dès maintenant ou dans un avenir immédiat, il faut bien reconnaître que leur application, dans la mesure du possible, ce trouve commandée par le raisonnement, que l'on se place au point de vue économique de la réalisation technique ou à celui qui nous occupe ici, de la meilleure politique à suivre pour l'industrie nationale.
S'il faut convenir que la période de disette qu'elle subit depuis si longtemps , est particulièrement inopportune à une "spécialisation", non point intégrale, mais seulement un peu poussée, chaque chantier ayant comme principale préoccupation le "primum vivere" parfois tragique, rien n'empêche de s'orienter ; dès maintenant, dans la voie qui s'impose, en limitant le premier effort à l'établissement de groupes de catégories de navires qui correspondraient à des groupes de chantiers, de façon à laisser à chacun d'eux, notamment pendant la période difficile, plusieurs cordes à son arc.
Ce double classement serait d'ailleurs déterminé, outre les raisons d'équité qui ont été rappelées, par la nécessité d'un bon équilibre entre les diverses corporations qui coexistent dans un établissement de constructions navales.
C'est ainsi que celui qui aurait à la fois sur ses cales, un sous-marin ou un cargo ou pétrolier, verrait sa main d'œuvre mécanique, d'armement et d'électricité utilisée au premier et son personnel tôlier et riveur au second ; le paquebot et le contre-torpilleur, pour des raisons identiques, s'allieraient assez bien.
Il parait donc permis de dire que, tout à fait souhaitable, une spécialisation relative est possible; mais, pour aller au devant de critiques qui seraient justifiées, il faut souligner qu'en dehors de tout autre considération, sa limite doit être déterminée par les nécessités du temps de guerre.

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Est-il besoin d'énumérer les avantages qui résulteraient de la constitution d'une telle "Union" ?
- A l'égard de la clientèle particulière, c'est le maintien de prix normalement rémunérateurs que limitera d'ailleurs, parcimonieusement, la concurrence étrangère; c'est surtout la suppression de ce travail de démolition morale qui porte tort à tous.
Les marines étrangères se trouveront devant un groupe puissant, et non plus devant des individualités d'un prestige relatif.
- Le gouvernement pourra intervenir auprès des puissances étrangères, sans crainte désormais de mériter le reproche de favoriser certains intérêts particuliers au détriment des autres : c'est l'industrie française des constructions navales qu'il aidera et ce soutien sera donné d'autant plus volontiers que le groupe se rapprochera davantage de l'unanimité des constructeurs.
- Dès l'origine, la constitution d'un tel groupement ne manquerait pas d'inspirer aux établissements de crédit, une confiance plus grande en chacun des adhérents et cette confiance augmenterait vite si, comme nous en sommes convaincus, des résultats tangibles répondaient promptement à ce bel effort d'entente. Les chantiers français trouveraient ainsi plus de facilités à se procurer à un taux raisonnable, les avances de fonds dont ils ont grand besoin pour l’obtention des commandes étrangères qui sont accompagnées, de plus en plus souvent, de demandes de délais pour les règlements : ce serait la contrepartie indispensable aux organisations anglaise et italienne.
- D’autre part, cette union deviendrait vite une force effective que ne pourraient négliger la plupart des fournisseurs de l'industrie française des constructions navales ; en même temps qu'une force morale capable d'obtenir les tôles à des prix suffisamment bas pour lutter avec chance de succès avec la concurrence étrangère. Pour qu'il en soit ainsi, il ne faut pas se dissimuler qu'un sacrifice réel doit être consenti par la métallurgie. Sans doute, on conçoit que cette industrie ne puisse accepter de bonne grâce, des pertes indéfinies, même dans le but d'en faire vivre une autre et de faciliter une exportation si profitable à la main d'œuvre nationale, mais le groupe quasi-unanime des chantiers obtiendrait certainement des pouvoirs publics, - sous une forme ou sous une autre : amélioration du prix des transports, cession avantageuse du coke - les compensations nécessaires aux producteurs de tôles et profilés, pour atteindre le but recherché. Ce serait d'ailleurs bien aisé, car les besoins des constructions navales ne sont-ils pas, en réalité, infimes en comparaison des possibilités de la France d'après-guerre ?
On peut concevoir enfin.que cet effort ne serait que le premier pas vers une organisation rationnelle plus poussée. Rien ne devrait empêcher, en effet, de poursuivre en profondeur, le groupement des forces et des moyens qui aura été réalisé en largeur.
Métallurgistes, constructeurs et armateurs forment les trois maillons de la chaîne qui part de la matière d'où sortira le navire jusqu'à son utilisation, du moins dans le domaine national. Les intérêts des trois industries sont liés à plusieurs égards et, si la chose est évidente en ce qui concerne les deux derniers, elle n'en est pas moins exacte en ce qui touche la métallurgie, non point seulement comme fournisseur originel - ce qui serait peu - mais bien en sa qualité de plus grande exportatrice du pays qui bénéficierait avant tout autre d'une marine marchande française plus forte.
Est-ce trop d'entrevoir la possibilité d'une collaboration étroite entre ces branches si importantes de l'activité nationale quand on constate la puissance des liens qui les unissent souvent déjà, qu'il s'agisse de la constitution de leurs conseils ou d'intérêts financiers communs ou des deux causes à la fois ?
Mais, sans même envisager dès maintenant, une telle organisation, si désirable qu'elle soit, le seul bloc des chantiers aurait une puissance morale et commerciale telle qu'il en résulterait une amélioration immédiate et bientôt une transformation heureuse d'une industrie languissante, en une industrie prospère, confiante dans l'avenir et digne du pays.

Juillet 1928

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