1928.03.03.De Pierre Abbat - ACSM.Compte-rendu de visite de chantiers navals allemands

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Compte-rendu de mission en Allemagne

1° - Journal de voyage
Le vendredi 25 j'ai passé la matinée au Salge & C° Technische Gesellschaft où M. Salge m'a communiqué les plans et dossiers relatifs aux machines Lentz.
L'après-midi j'ai visité les usines Borsig licenciées pour la construction des machines Lentz où j'ai vu différentes pièces d'une machine Les XII en construction : cylindres, plaques de fondation, flasques et soies d'arbre manivelle.
Le samedi, je suis allé à Stettin en compagnie de M. Salge et j'ai visité le "Nuske & C° AG" où j'ai vu une machine Les X en cours de montage sur le "Ernest Hugo Stinned XI".
Le lundi 27 j'ai de nouveau au Salge & C° Technische Gesellschaft discuté différents points.
L'après-midi nous sommes allés de Berlin à Hambourg.
Le mardi 26 j'ai vu le matin en compagnie de M. Salge, M. Notholt Oberingenieur de la "Oldenburgisch Portugiesische Dampschiffs Rhederei AG", qui m'a communiqué des journaux de machine relatifs aux différents navires de cette compagnie équipée avec des machines Lentz. La OPDR a 21 navire munis de machines Lentz, 18 de l'ancien modèle, 3 du modèle actuel double compound.
J'ai vu également le directeur de la Maison Worms & Cie, à Hambourg, auquel j'ai demandé d’approcher la OPDR, afin d’obtenir des renseignements complémentaires que la présence de M. Salge aurait pu m'empêcher d’obtenir. Ces renseignements nous seront éventuellement envoyés.
Le mardi après-midi, j'ai embarqué sur le vapeur "Bilbao" de la OPDR qui a été le premier bateau équipé avec la machine "Les", nouveau modèle et qui faisait route sur les Canaries ; j'ai fait la traversée de Hambourg à Cuxhaven qui dure 6 heures.
Le mercredi je suis allé, toujours en compagnie de M. Salge, de Cuxhaven à Brème où j'ai visité les chantiers de la Weser du "Deutsch Schiffs und Maschinenbau AG" dont les deux points actuellement intéressants sont la turbine à basse pression Bauer Wach et la forme Maier pour la construction des navires.

2° - Machine Lentz
En ce qui concerne les machines Lentz j’ai en somme vu le cycle complet : plans, pièces en usinage, machine en montage à bord, machine en service.
Les traits caractéristiques de la machine Lentz sont :
- l’emploi de la vapeur hautement surchauffée et à pression relativement élevée (on préconise actuellement 35C° et 14 K 5 à la chaudière),
- la réduction des pertes de toutes sortes chutes de température et de pression, laminage de vapeur, etc.
Les résultats obtenus au point de vue de la consommation de combustible sont certainement très satisfaisants, j'ai vu quantité de lettres accusant des consommations par CV heure de 520 à 550 gr. en service dans des conditions de fonctionnement usuelles. J'ai même vu un journal de machine du "Las Palmas" à la OPDR qui faisait ressortir une consommation de 466 gr. ce qui est évidemment excessivement réduit, ce résultat avait été obtenu avec une surchauffe de 350°.
Le "Bilbao" qui est un navire de 2 450 Tx de jauge brute 278'5 x 40'5 x 23'7 (2 chaudières à 13 K° de 180 m2 de surface de chauffe et 4 m2 80 de surface de grille chaque, surface de chaque surchauffeur 78 m2, réchauffage de l’eau d'alimentation à 110° au moyen de 2 réchauffeurs en série) construit en 1922 avec une machine "Les X" consomme à 76 tours 11 T 5 par 24 heures pour une vitesse d'environ 10 nœuds, le mécanicien du "Bilbao" m’a dit qu'il limitait la surchauffe à 310-320°. Le mécanicien qui est à bord depuis 2 ans est enchanté de sa machine qui marche parfaitement bien et est très facile à manœuvrer.
La machine "Les" du "Bilbao" est la première du type double compound, elle est en service depuis 6 ans (auparavant les machines Lentz à distribution par soupapes étaient à triple expansion). 58 machines du nouveau type ont été construites à ce jour, la liste des armateurs et constructeurs est jointe en annexe. Le fonctionnement de ce type de machine peut donc être considéré comme éprouvé ; j’ai examiné les cames, galets et différents portages qui n’ont ou à subir aucune réparation et sont en parfait état.
Quelques modifications ont été apportées au type de la machine depuis celle du "Bilbao", mais elles sont secondaires et n’influent pas sur le fonctionnement : ramification du guidage des soupapes pour les rendre plus silencieuses, édification du couplage de deux tronçons de l’arbre.
La machine Lentz n'a d’attelées que les portes de cale et la pompe du bouilleur, tous les autres auxiliaires sont indépendants. Ce qui frappe dans l’installation de la machine Lentz, aussi bien dans celle du "Bilbao" qui est la première, que dans celle du "Ernst Hugo Stinnes II" dont le montage est en cours d’achèvement, c’est la forme extérieure simple et homogène, le petit nombre et la simplicité des organes apparents, l'identité des organes similaires, en un mot la "rationalisation" de la construction ; la machine se compose en réalité de deux parties entièrement symétriques. Un autre trait frappant est le soin qu’on a apporté à débarrasser la machine de tout ce qui n’est pas exclusivement fondamental, j'ai dit plus haut que tous les auxiliaires sont indépendants. Enfin, un troisième point se dégage de l'observation de la machine, c’est le soin extrême apporté dans l’exécution du calorifugeage, toutes les parties sont soigneusement calorifugées et enveloppées de tôles de zinc (ceci n’est d'ailleurs pas absolument particulier à la machine Lentz, mais semble dominer actuellement en Allemagne la construction des appareils à vapeur marins depuis le plus petit auxiliaire jusqu'à la plus grosse machine, partout le calorifugeage est extrêmement soigné et partout recouvert de tôle de zinc, en vue de réduire le plus possible les pertes de chaleur par les parois).

En résumé, je crois que les avantages très réels qu'on obtient au point de vue de la consommation avec les machines Lentz, peuvent être ramenés aux trois causes suivantes :
1° - amélioration du rendement thermique de l'ensemble appareil moteur évaporatoire, par l'emploi de vapeur haute surchauffe, à pression relativement élevée, et par un réchauffage important de l'eau d'alimentation,
2° - diminution des pertes d'ordre calorifique par l'emploi d'un calorifugeage extrêmement soigné,
3° - diminution des pertes de charge dans les circuits de vapeur par la réduction des circuits, l'emploi de formes appropriées, et l'utilisation de soupapes.
Les deux premiers facteurs ne sont pas absolument caractéristiques de la machine Lentz, car ils peuvent être appliqués à toute autre machine à vapeur.
Le même facteur est plus particulier à la machine Lentz, l'emploi de la soupape qui est un organe d'obturation beaucoup plus rationnel que le tiroir permet en effet de donner aux conduits de vapeur une forme favorable à sa circulation, de réduire leur longueur (la soupape d’évacuation HP joue en même temps le rôle d’admission BP), réduit le laminage de vapeur à l'admission et donne une plus grande souplesse dans les variations d'allure.
Il est difficile de démêler la part attribuable à chacun de ces trois facteurs dans l'économie réalisée, la part du premier facteur varie d'ailleurs avec le degré de surchauffe, la pression aux chaudières et le réchauffage de l’eau d'alimentation ; la part du troisième est à mon avis susceptible d'amélioration avec l'expérience dans la construction.
En l'état actuel si l'on compare les résultats obtenus avec la machine Lentz aux renseignements que j’avais recueillis à Newcastle sur la machine à quadruple expansion, je crois qu’on peut admettre de façon très raisonnable que pour des conditions de fonctionnement comparables (température, pression, nombre de tours) la machine à quadruple expansion conduirait à une consommation par IHP et par heure de 570 la machine Lentz à 540 gr. (ce dernier chiffre est plutôt pessimiste), soit une économie de 5% à l'avantage de cette dernière.
Si l'on compare le prix de revient de la machine Lentz à celui  de la machine à quadruple expansion, il semble a priori que la machine Lentz soit moins chère, car si dans les deux cas il y a 4 cylindres ceux de la machine Lentz sont deux à deux symétriques, la machine Lentz est plus légère et moins encombrante que la machine à quadruple expansion, de plus la normalisation des organes de la machine Lentz doit en rendre le prix de revient plus faible. A mon avis la machine Lentz est donc en tout point supérieure à la machine à quadruple expansion.
Comparé à celui de la machine à triple expansion, le prix de revient de la machine Lentz paraît a priori plus élevé puis qu'il y a 4 cylindres au lieu de 3, 4 bielles, etc. Toutefois je pense que le chiffre de 15, qui m'avait été indiqué par M. Robertson chez Dickinson, est pessimiste : si l'augmentation de prix de 17,5 %, qu'on m'avait indiqué à la North Eastern pour la quadruple expansion par rapport à la triple expansion est pris comme base, je crois que raisonnablement l'augmentation pour la machine Lentz ne doit pas dépasser 10 %, et dans le cas de construction de plusieurs unités, cette plus-value par suite de la rationalisation devrait se trouver réduite. C'est, je crois, l'avis des constructeurs allemands de machines Lentz, aussi bien chez Borsig que sur la Weser, qui pour leurs premières unités avaient objecté une augmentation sensible du prix de revient et qui maintenant ont constaté que ce prix est à peine supérieur.
Les seules parties de la machine Lentz qui sont en acier spécial sont les cames. Tout le reste est en fonte parlitique.
Le dossier joint contient différente document relatifs aux machines Lentz dont M. Salge m'a donné copie.

3° - Établissements Borsig : A. Borsig GmBh Tegel Berlin
J'ai visité les Établissements Borsig en compagnie de M. Salge et de M. Hammer, Oberingenieur des Établissements. C'est une vieille maison berlinoise et probablement la plus importante de l'Allemagne pour la construction des machines ; Borsig possède également une fonderie en Haute-Silésie. Les établissements de Berlin reconstruits il y a une trentaine d'années donnent une impression riche et luxueuse ; les bâtiments de la direction ont l’aspect d'un château féodal ; Borsig occupe à Berlin 4 500 ouvriers dans les divers ateliers de mécanique, fonderie, forge, montage et chaudronnerie ; je n’ai pas vu ce dernier qui est situé à une certaine distance des bâtiments principaux.
En dehors des pièces destinées à la machine Les XII de 3 200 cv à 90 tours que Borsig a en construction j'ai noté l'outillage formidable que l'établissement possède au point de vue mécanique. Borsig construit des compresseurs à vapeur pour brasseries. J'ai vu une grande quantité de ces appareils dont certains fonctionnent avec de la vapeur à 50 atmosphères. J'ai remarqué notamment en cours de montage un énorme compresseur où 3 cylindres à une seule expansion utilisent de la valeur à 50 atmosphères, sont attelés à des cylindres de compresseur fournissant de l’air à 250 atmosphères, la robustesse apparente de ces machines est remarquable. Borsig fait également des moteurs Man ; j'ai vu la fabrication des arbres forcés d’une pièce pour moteurs de 1200 cv. (Noté en passant que j'ai demandé en plusieurs endroits quelle est la pratique pour l’emmanchement des arbres "built up" en Allemagne, on m'a toujours déclaré qu’on utilisait uniquement l’emmanchement à chaud.) J'ai remarqué le développement énorme du découpage au chalumeau et notamment une machine acquise récemment et qui permet par un dispositif articulé semblable à un pantographe de découper des pièces suivant un contour déterminé ; c'est ainsi que chez Borsig on découpe au chalumeau les flasques des soies de manivelles pour machine Lentz dans un bloom préalablement forgé à la presse. J'ai remarqué aussi le développement considérable des moyens de transports et de manutention dans l'atelier, grues électriques sur rails, ponts roulants, etc. J'ai remarqué aussi l'emploi de machines fixes à meuler avec aspiration mécanique des poussières. A la fonderie j'ai vu un cylindre MP pour machine Les XII qui paraissait en très belle fonte ; contrairement à ce qui m'avait été dit chez Dickinson ces cylindres ne paraissent pas présenter de difficultés exceptionnelles de coulée, on prend seulement la précaution de [massicoter] convenablement la partie supérieure et il y a une chute d'environ 30 cm. La forge est puissante : une presse de 2 000 T, une presse de 3 0000 T, un laminoir avec four de réchauffage où la circulation des blooms est ininterrompue.
Une chose m'a frappé chez Borsig c'est la rapidité avec laquelle tournent toutes les machines outils grâce à l'emploi d'aciers rapides spéciaux dans l'étude desquels le directeur de Borsig s'est spécialisé.
Borsig construit des riveuses hydrauliques et pneumatiques, des locomotives, j'ai vu notamment une locomotive dont le montage venait d'être fini et qui pèse avec son tender 130 T, c'est certainement un des plus puissants modèles qui doit actuellement exister en Europe.

4° - Établissements Nuske & C° AG Stettin
Chantier de constructions navales qui fait partie du grand consortium allemand comprenant en outre les deux chantiers Vulkan de Brème et Hambourg, les Établissements du Deutsche Werft et d’autres.
Vu le Direktor Graemer et l'oberingenieur Dicpenkom.
Visité le chantier qui occupe actuellement 800 ouvriers, ne fait que de la coque, quatre cales, très bonne disposition pour la circulation des matériaux, une salle à tracer remarquable située au-dessus de l’atelier des coques, rien à noter au point de vue outillage de chantier.
Nüske a sur cales deux navires hollandais et en achèvement à flot le "Ernst Hugo Stinnes Xl" muni d’une machine Les X de 1500 cv. Les deux chaudières sont munies d'un dispositif de chauffe automatique procédé Axel ; ce dispositif qui avait été primitivement installé sur le "Las Palmas" de la OPDR a été débarqué comme ne donnant pas de bons résultats. M. Salge m’a d’ailleurs montré les plans d’un nouveau procédé de chauffe automatique brevet hollandais qui est en cours d’essai et qui paraît a priori beaucoup plus satisfaisant.

5° - Deutsche Schiffs und Maschinenbau AG Brême
Fait également partie du consortium précité dont les directeurs généraux sont M. Stapelfeld, le directeur ingénieur Wach, le professeur Bauer (du Vulkan Hambourg).
Vu le directeur du chantier de la Weser, M. Wolffenstetter et l'oberingenieur Hedemann qui m’a montré la construction de la turbine Bauer Wach dont plusieurs exemplaires sont en usinage ou montage ; vu également M. Neef et M. Maier junior qui m'ont parlé de la forme Maier.
Vu le "Aachen”, un navire de 9000 tonnes muni d’une machine à triple expansion de 3 600 cv, construit en 1920 sur lequel on achève l’installation d’une turbine Bauer Wach de 1 000 cv. La turbine à vapeur d'échappement système Bauer Wach est excessivement intéressante et procure une économie nette de puissance, malheureusement elle est vendue fort cher ; l'installation sur le "Aachen" coûte je crois plus de 200 000 marks.
Remarqué l’outillage formidable et notamment une machine permettent de tailler les engrenages jusqu’à 5 m de diamètre et qui a été achetée l’année dernière pour une somme de 380 000 marks.
Vu sur cale un petit navire destiné au trafic Marseille-Corse construit au compte des réparations pour la compagnie Freyssinet. Le chantier de la Weser a construit plusieurs unités pour la flotte marchande française au compte des réparations.

6° - L'impression d'ensemble
Le peu que j’ai vu de l’industrie allemande (car même dans les maisons que j’ai visitées on a certainement caché les choses les plus intéressantes) me permet de conclure :
1° - que l'industrie allemande est formidablement outillés et capable d'une grosse production. Son outillage est entièrement moderne,
2° - que l'Allemagne dans l’art de la construction natale est à l'avant garde du progrès. Les Allemands cherchent constamment à améliorer, les idées neuves ne leur font pas peur. J'ai l'impression qu’ils sont en avance sur nous d’une dizaine d'années. Leurs nouveaux navires sont munis des derniers perfectionnements ; sur un même navire on trouve : forme Maier, gouvernail Gerts, machine Lentz, turbine Bauer Wach, chauffe automatique etc. (Le chantier de la Weser est licencié par l'Allemagne pour la construction des chaudières Frudon Capus dont d'ailleurs j'ai entendu parler à plusieurs reprises au cours de mon voyage.) Une chose m’a frappé en outre, c'est que l'Allemagne qui est la patrie du diesel, où tous les ateliers de mécanique sont outillés pour construire ces moteurs, ne semble pas considérer que l'emploi du moteur à combustion interne puisse devenir universel et leurs efforts actuels tendent à l'amélioration des appareils à vapeur ; à propos de l'avarie survenue à l'"Augustus" ils semblaient considérer que la solution moteur pour de telles puissances était une imprudence.
Les amateurs allemands sont disposés à suivre les chantiers dans la voie des expérimentations pratiques.
Il semble que la plupart des innovations indiquées ci-dessus soient d'un gros intérêt notamment le gouvernail Oertz et la forme Maier qui à eux deux réunis procurent un gain de consommation égal à celui de la turbine Bauer Wach alors que la dépense d’installation est 5 à 6 fois moindre, et la machine Lentz qui est certainement un degré perfectionné de la machine à vapeur alternative.
Je crois qu’il serait intéressant pour un chantier français de posséder de telles licence, actuellement exploitées en Allemagne et peut-être pourrait-on envisager pour le prochain bateau que la Maison Worms & Cie fera construire, un navire muni de tous les derniers perfectionnements et qui constituerait une expérience, une réclame, et j’en suis convaincu une économie d’exploitation.

Le 3 mars 1928

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