1914.05.20.De Worms et Cie Bordeaux

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7, allées de Chartres
Bordeaux, le 20 mai 1914
Messieurs Worms & Cie Paris

Messieurs,
Grève. Nous avons donné toute notre attention à ce que vous nous écrivez à ce sujet et vous confirmons les renseignements que nous vous avons donnés hier.
Il est arrivé 21 hommes de Cognac hier soir, 10 à minuit et 16 ce matin. Les 21 premiers étaient partis avant que notre recruteur ait été touché par la dépêche lui disant de spécifier sur le contrat que la grève était déclarée. Au contraire, le contrat des 26 autres le spécifie formellement et a été accepté tel quel par les intéressés.
Nous avons donc eu ce matin un supplément de 47 hommes, de telle sorte que l'on travaille aux Appontements de Queyries avec 203 hommes, équipages compris. Comme vous le voyez, la main-d'œuvre continue à venir, (on ne travaillait qu'à 150 hommes hier) et en faisant des sélections parmi tous ces nouveaux ouvriers, nous espérons arriver à constituer une main-d'œuvre convenable. Les 13 Rochefortais qui étaient restés fidèles sont toujours là.
D'autre part, nous avons reçu cet après-midi 4 hommes de Saint-Brieuc et nous pensons en recevoir demain une vingtaine de Rochefort.
Il y a eu réunion du bureau des grévistes hier soir. A cette réunion, il a été décidé que l'on allait demander au préfet l'autorisation de faire des quêtes. Si les grévistes réussissent à récolter suffisamment d'argent, ils continueront la grève, sinon ils reprendront le travail. C'est vous dire qu'ils se sentent bien peu assurés de la victoire, mais, bien entendu, ils déclarent que s'ils sont obligés de reprendre le travail aux anciennes conditions, ils le saboteront : c'est toujours ce qu'ils proclament quand leur mouvement échoue, mais vous serez certainement d'accord avec nous pour trouver que ce n'est pas une raison suffisante pour céder.
Vous trouverez sous ce pli, une découpure du journal "La France" de ce matin.
Le bureau de la Fédération maritime est convoqué pour ce soir à 5 heures chez le préfet et nous vous tiendrons au courant de ce qui se dira. Le préfet va probablement insister pour que nous rapatriions les grévistes à Rochefort et il est probable que l'on y consentira comme preuve de bonne volonté et pour bien indiquer que la main-d'œuvre est recrutée librement. Pour la même raison on n'a pas retenu 12 des 47 hommes arrivés la nuit dernière, qui demandaient à s'en aller.
Vous nous avez dit ce matin par téléphone que votre sentiment était maintenant que mieux valait en passer par les exigences des grévistes. Vous nous permettrez de vous dire respectueusement que tel n'est pas notre avis et nous croyons vous avoir donné des renseignements suffisamment complets depuis le début de la grève, pour que vous puissiez vous former une opinion bien nette.
Vous nous avez parlé ce matin des pertes qui résultent de la situation actuelle. Elles sont certaines, mais néanmoins le travail continue tant bien que mal et les expéditions soit par fer, soit par eau, tant pour vous-mêmes que pour vos confrères, s'opèrent cependant sans qu'il se soit produit jusqu'à présent de difficultés sérieuses.
Vous nous avez écrit vous-mêmes, il y a quelques jours, que vous estimiez la résistance indispensable et vous avez fait allusion aux conséquences qui résulteraient de la concession aux grévistes de leurs demandes. Ces conséquences se feraient sentir non seulement sur le commerce des charbons et des minerais, mais encore, très probablement, sur tout le commerce de Bordeaux, et même de notre région. Il est infiniment probable qu'en présence du succès des charbonniers déchargeurs de navires, les ouvriers des stocks et les ouvriers des divers suivront le mouvement et celui-ci risque de s'étendre à toute la main-d'œuvre de notre ville. Il peut également en résulter une répercussion sur les salaires des dockers dans les autres ports.
Vous paraissez trouver que les salaires actuels de 6 F pour le charbon et 8 F pour les minerais sont insuffisants.
Nous pouvons vous assurer qu'ils ne sont certes pas trouvés insuffisants par la main-d'œuvre que nous avons recrutée et qui est habituée à des taux très inférieurs. Certains ouvriers arrivés de la région des Charentes, ne gagnaient pas plus de F 3 à F 3,50 ; quelques-uns ne gagnaient même que F 1,75, la nourriture étant alors à la charge de leurs employeurs.
Vous nous avez dit ce matin qu'on serait certainement obligés d'en passer par les volontés des grévistes et qu'alors mieux valait peut-être faire la chose tout de suite.
Nous avons toujours eu l'habitude de vous exposer en pleine franchise notre manière de voir : celle-ci n'a pas varié depuis le début de la crise actuelle et nous considérons toujours que la résistance aux demandes des grévistes est justifiée. Ne perdez pas de vue que la concession de F 0,50 faite par votre Maison à la première demande des ouvriers charbonniers, avait été ratifiée après discussion, par l'unanimité des importateurs de charbons et des adhérents de la Fédération maritime. Or cette concession n'ayant pas été acceptée par les intéressés, a été purement et simplement retirée. Le prétexte donné par les grévistes après avoir refusé l'augmentation de 0,50, c'est qu'un entrepreneur avait accepté de son côté de payer l'augmentation de F 1. Or, sur la feuille de papier timbré présentée à la signature ici, le chiffre de F 1 fut naturellement remplacé par 0,50, puisque c'était la seule concession que l'on était disposé à faire et les ouvriers prétendent que l'on a ainsi abusé de leur bonne foi et voulu les tromper en réduisant de moitié la concession faite par l'entrepreneur en question. C'est vous dire l'état d'esprit des grévistes.
Nous avons pris bonne note de ce que vous nous dites au sujet de la prétention des ouvriers amenés de l'extérieur au point de vue de leur droit à être payés et nourris ou rapatriés, sous prétexte qu'ils n'auraient pas été prévenus qu'il s'agissait de remplacer des ouvriers en grève. Nous sommes tout à fait d'accord que l'état de grève existait en fait, sinon en droit, et c'est uniquement au point de vue d'une discussion éventuelle entre grévistes et employeurs devant la Justice de paix, que nous vous avons fait remarquer que la grève n'avait été officiellement proclamée que le 18, mais au point de vue des difficultés éventuelles entre armateurs et affréteurs, il est bien évident que nous maintenons que la grève existe en fait depuis le mardi matin 5 mai, et c'est ce qu'a certifié la Fédération maritime pour éviter du reste toutes difficultés à l'avenir, tous les contrats que nous faisons signer portent maintenant qu'il a été donné connaissance à l'ouvrier que la grève existait à Bordeaux (6 h 1/2 soir). Nous avons été reçus à 5 heures par le préfet en compagnie de M. de Vial, de M. Bordes et de M. Sursol.
Le préfet nous a fait exposer la situation et, en présence de nos explications, il a donné absolument tort aux ouvriers et a déclaré qu'il ne croyait pas devoir rapatrier les 55 hommes qui ont demandé à retourner à Rochefort. Il nous a priés d'aller causer de la situation avec le maire, ce que nous avons fait.
Le maire consent à loger les 55 hommes en question ce soir encore et demain soir à la caserne de passage et à leur faire distribuer la soupe, mais il est convenu qu'à partir de vendredi matin, il leur refusera cette aide.
Le maire pas plus que le préfet, n'admet la thèse des 55 Rochefortais et il leur déclarera que s'ils veulent retourner à Rochefort, ils n'ont qu'à travailler, comme ils s'y étaient engagés et à gagner le coût de leur billet dont le prix n'est certes pas bien élevé.
Le maire et le préfet admettent comme la Fédération maritime, que si l'on devait rapatrier ces hommes dans les conditions où s'est produite leur défection, ce serait un précédent dangereux, car tous les hommes qui s'engageraient à venir à Bordeaux, pourraient être tentés ensuite de demander à être rapatriés gratuitement au bout de quelques jours.
On ne travaillera pas demain jour de l'ascension. Nous verrons ce qui se passera vendredi matin et dans quelles conditions le travail sera repris. Nous ne serions pas surpris pour notre part qu'il y eut quelques défections par rapport au chiffre d'aujourd'hui, le chômage de demain n'étant évidemment pas un élément favorable.
Pour votre gouverne, d'après un renseignement confidentiel, mais absolument précis, qui nous a été fourni, par M. Sursol, le déchet dans le tonnage déchargé depuis le début de la grève, par rapport à ce qui aurait été déchargé en temps normal, est de 40%. Ce n'est vraiment pas une trop mauvaise proportion pour un état de grève. D'après ce qui nous a été dit ce soir, il paraîtrait que l'attitude de tous les importateurs de charbons à la réunion du syndicat hier, aurait été très ferme et qu'ils se seraient déclarés d'accord pour résister jusqu'à nouvel ordre aux prétentions des grévistes.
Nous nous excusons de vous écrire si longuement, mais, d'après ce que vous nous avez dit, il vous est agréable d'être tenus très complètement au courant des phases du conflit actuel.
Ce conflit, nous le déplorons amèrement, mais nous croyons toujours que votre intérêt et l'intérêt général, sont de résister et nous croyons également qu'une volonté persévérante finit toujours par triompher des difficultés.
Veuillez agréer, Messieurs, nos salutations empressées.

[Signature illisible]

PS. (7 h/ soir). Le bruit courait ce soir que les hommes auraient débauché à 4 heures et seraient retournés chez eux.

Nous venons d'interroger M. Sursol par téléphone ; il dément catégoriquement le fait. Il nous a par contre annoncé qu'il arriverait demain soir 24 hommes des Charentes qui ont dûment signé le contrat. Votre recruteur compte en trouver d'autres dans la région de Royan d'ici la fin de la semaine.

Nous venons de communiquer tous les renseignements ci-dessus à M. Renaud : vous aurez une idée de la bonne foi des grévistes, quand vous saurez que, contrairement à leurs prétentions, le papier timbré présenté à la signature de M. Renaud et sur lequel le chiffre de 7 F a été remplacé par le chiffre de 6 F 50, ne portait aucune signature. Celle de M. Fauché a donc été apposée après.

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