1945.00.Note sur Jacques Barnaud (non datée)

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NB : Note non datée, classée en 1945 dans la mesure où l'auteur se situe après la période d'occupation.

Note sur Monsieur Jacques Barnaud

Né le 24 février 1893 à Antibes (A.M.)
Famille de milieu maritime :
- son grand-père maternel : Commissaire général de la Marine
- son père : Vice-amiral, mort en 1909
- un frère tué pendant la guerre 1914-1918
- un autre frère actuellement vice-amiral
- marié, quatre fils.
- Reçu à l'École polytechnique en 1913, mobilisé comme sous-lieutenant, le 2 août 1914, au front pendant toute la guerre de 1914-1918 ; commanda successivement une batterie de crapouillots et une compagnie de chars d'assaut.
- 6 citations, Chevalier de la Légion d'honneur en octobre 1918.
- 2ème année de Polytechnique en 1913
- Reçu à l'inspection générale des Finances en juin 1920
- Affecté au ministère des Finances, direction du Mouvement général des fonds en 1923,
- Nommé directeur-adjoint du Mouvement général des fonds en 1926,
- Entre-temps, chef du Cabinet technique de MM. Painlevé, Loucheur et Doumer, ministres des Finances,
- missions à Londres, pour le règlement des dettes de guerre, notamment avec MM. Caillaux et Raoul Peret, ministres des Finances,
- nommé officier de la Légion d'honneur par Monsieur Poincaré en 1927,
- démissionnaire en avril 1927.
Entré à la Maison Worms en mai 1927 - directeur général de l'ensemble de la Maison le 1er janvier 1928 - associé-gérant le 1er janvier 1930
Affecté spécial à la Maison Worms - services maritimes en septembre 1939
Chargé de mission au ministère de l'Armement (Mission d'achat dans les pays scandinaves) par Monsieur Dautry en octobre 1339.
Chargé de mission au ministère des Finances (direction de la Section des finances extérieures) en janvier 1940.
Juillet 1940
Je fus appelé avec d'autres hauts fonctionnaires à rejoindre le gouvernement à Bordeaux et ensuite à Vichy.
Le gouvernement ayant décidé de nommer un délégué général pour le représenter dans la zone occupée et prendre la charge de l'administration des territoires de cette zone qui, suivant les termes de l'armistice, devaient continuer à être administrée par les autorités françaises, M. Noël, ambassadeur de France, fut nommé à ce poste.
Il demanda que lui fût adjoint une personne qualifiée pour s'occuper des problèmes économiques. J'acceptai ces fonctions et suivis M. Noël à Paris vers le 10 juillet 1940.
Il s'agissait avant tout de reprendre contact avec les fonctionnaires de la zone occupée, avec les industriels et les commerçants, de s'occuper du retour de la population partie en exode, de faire face aux problèmes du ravitaillement posés par les destructions et l'exode, de prendre des mesures en face du chômage, les usines étant arrêtées, de remettre Ies autorités responsables en place, la plupart ayant fui avec l'exode, de traiter des questions posées par les premières réquisitions allemandes.
A cette époque, profitant de l'absence d'un grand nombre de patrons et directeurs d'usines, les autorités allemandes manifestèrent l'intention de placer dans toutes les entreprises importantes un administrateur allemand.
Nous voulûmes avant tout éviter cette main-mise complète et le fonctionnement exclusif de l'économie française au profit de l'Allemagne. Nous agîmes pour remettre partout en place les dirigeants des affaires françaises et les soutenir en face des exigences allemandes.
C'est cette politique que j'ai poursuivie ensuite pendant deux ans.
J'étais alors convaincu, d'après différentes informations que j'avais pu avoir, et je demeure convaincu, que si des mesures immédiates n'avaient pas été prises, les autorités allemandes auraient mis la main sur l'ensemble des stocks de la zone occupée, utilisant les usines uniquement pour leurs besoins propres et abandonnant la population française dans un dénuement complet, fermant d'autres usines, transportant les machines en Allemagne et, dès cette époque, songeant à des transferts de main-d'œuvre sous prétexte de remédier au chômage.

Août 1940
Devant la complexité croissante des problèmes posés et pour remettre un peu d'ordre dans l'anarchie existante, le gouvernement décida de créer un ministère de la Production industrielle et du Travail qui fut confié à M. Belin. Celui-ci accepta ce poste et, demanda à avoir un directeur du Cabinet ayant l'expérience des questions économiques et industrielles. On me demanda d'accepter ces fonctions. Je n'avais jamais vu M. Belin. Je n'aspirais déjà à cette époque qu'à reprendre la direction de mes affaires et ce ne pouvait être par ambition que j'ai accepté à 47 ans un poste de directeur de Cabinet de ministre analogue à ceux que j'avais occupés près de 20 ans plus tôt.
J'acceptai cependant, estimant qu'à cette époque douloureuse, il fallait avant tout essayer de servir son pays là où on pouvait lui être le plus utile et que les quelques semaines que j'avais passées à Paris me donnaient déjà une certaine expérience du rôle que j'aurais à remplir.
Comme directeur du Cabinet de M. Belin, je résidais en principe à Paris, le ministre ne pouvant ou ne voulant pas venir en zone occupée à cette époque, et m'occupais essentiellement de la création du ministère de la Production industrielle avec les deux secrétaires généraux, M. Lafond et M. Bichelonne.
Une des tâches essentielles consistait à camoufler dans ce ministère - et ce fut également une des raisons qui décida sa création - les corps d'ingénieurs militaires qui ne pouvaient rester rattachés au ministère de la Guerre sans risquer de les voir supprimer sur injonction allemande, en vertu des clauses de l'armistice.
C'est ainsi que le ministère de la Production industrielle absorba le corps des ingénieurs de l'Armement, celui des ingénieurs des poudres, celui des ingénieurs de l'artillerie navale et une grande partie des ingénieurs de la construction navale et de l'aéronautique.
La nécessité de reprendre en main l'industrie, de faire face au problème du chômage, d'utiliser pour les fins les plus essentielles à la vie de la population les ressources françaises, celle enfin d'organiser la meilleure défense en face des exigences allemandes, amena la création de la loi du 16 août 1940 sur les Comités d'organisation. Cette loi ne créait d'ailleurs qu'une organisation provisoire, réservant expressément, comme l'indiquait l'exposé des motifs, le coté social. Il était spécifié et entendu qu'elle devait être refondue à bref délai dans une loi organisant la vie économique et sociale des entreprises.

Septembre 1940
Les autorités allemandes avaient vu d'un très mauvais œil la création des Comités d'organisation. Elles firent de violentes remontrances à ce sujet et nous pûmes difficilement en obtenir le maintien. C'est à partir de cette date qu'elles exigèrent qu'aucune loi applicable à la zone occupée ne soit promulguée sans leur autorisation. Elles se rendaient parfaitement compte que cette organisation gênait leurs désirs de main-mise sur l'industrie, car leur action eut été beaucoup plus efficace si elles avaient pu discuter librement avec chaque chef d'entreprise plutôt que de voir se dresser devant elles des organismes plus lourds et plus puissants, pouvant opposer une force d'inertie plus grande, et elles exigèrent alors en septembre 1940 la création des Offices de répartition des matières premières. Si nous n'avions pas accédé à cette époque à leur demande, elles auraient créé elles-mêmes ces offices, prenant en main toute la répartition des matières premières. La position de défense énergique et ouverte de l'économie française que j'avais adoptée dès cette époque, les remous causés dans les milieux allemands et dans certains milieux français par l'affaire du 13 décembre 1940, à laquelle d'ailleurs je n'étais nullement mêlé, amenèrent de vives campagnes dans la presse franco-allemande de la zone occupée. Je fus violemment pris à partie, accusé de servir au poste que j'occupais soit des intérêts anglais, soit des intérêts israélites, soit des intérêts de trusts internationaux et j'offris en décembre ma démission à M. Belin. Celui-ci ne voulut pas l'accepter et me demanda instamment de continuer auprès de lui la tâche ingrate et pénible que nous avions entreprise.
Lors d'un remaniement du Cabinet Darlan en février 1941, celui-ci décida de scinder le ministère de la Production industrielle et du Travail. Cette décision était surtout prise pour amoindrir la position de M. Belin qui était accusé de tendances syndicalistes trop marquées. Le ministère de la Production industrielle fut confié à M. Pucheu. J'estimais que ma tâche était terminée et demandai à reprendre ma liberté.

Délégation générale aux relations économiques franco-allemandes
Je fus à ce moment-là l'objet de sollicitations pressantes tant de la part de certains ministres que surtout de hauts fonctionnaires, secrétaires généraux et directeurs de ministères, qui me demandèrent de ne pas abandonner ma tâche et de rester travailler avec eux. Après de nombreuses hésitations, j'acceptai de rester pour me consacrer au rôle le plus ingrat, celui de centraliser et de coordonner l'action des différents ministères économiques dans leurs relations avec les autorités allemandes. Celles-ci devenaient en effet chaque jour de plus en plus nombreuses ; l'organisation du Majestic s'était considérablement développée et un fonctionnaire ou un service allemand avait été créé pour suivre chacune des branches d'activité de l'économie française. Des pouvoirs économiques avaient été donnés aux kommandantur locales. Il était essentiel, si on ne voulait pas courir le risque de voir ces fonctionnaires débordés par leur tâche et céder sur un certain point ce qui avait été refusé en d'autres, qu'un organisme centralisateur soit créé.
Une loi ou un décret portant organisation du ministère de l'Économie nationale créa une Délégation générale aux relations économiques franco-allemandes rattachée à ce ministère qui dépendait donc en fait du ministre secrétaire d'état à l'Économie nationale et aux Finances. Chaque semaine, je réunissais dans mon bureau les secrétaires généraux des différents ministères économiques :
Économie nationale et Finances, Production Industrielle, Agriculture, Ravitaillement et éventuellement Travail. Des directeurs des ministères assistaient également à ces réunions, ainsi que le président de la Délégation française pour l'Économie de la Commission d'armistice.
Des comptes-rendus de ces réunions étaient dressés chaque fois et envoyés aux différents ministères. En les consultant, on pourra se rendre compte de l'œuvre qui fut entreprise et de l'esprit dans lequel elle a été menée.
Chaque semaine, je me rendais à Vichy ou une réunion analogue avait lieu pour traiter des questions de zone libre et plus particulièrement de celles qui étaient en rapport avec les problèmes traités aux Commissions économiques d'armistice.
Enfin, je suivais les négociations les plus importantes avec les autorités de l'Hôtel Majestic et en particulier auprès du président de l'administration économique allemande, le Docteur Michel.
Des comptes-rendus hebdomadaires de l'ensemble de l'activité de la Délégation étaient rédigés et remis à chaque ministère économique ; ils doivent être également consultés et témoignent de mon rôle, de celui de mes adjoints et de celui des différents ministères pendant cette période.
Il me fut demandé d'assister à titre consultatif au Conseil des ministres afin de pouvoir répondre aux questions qui me seraient posées en vue d'éclairer les délibérations. En fait je n'ai pas dû y prendre la parole plus de trois fois en dix-huit mois ainsi que les procès-verbaux doivent en faire foi. D'ailleurs le texte de loi créant la Délégation générale ne prévoyait pas que le délégué général assiste au Conseil des ministres et je n'eus pas à prêter serment au maréchal comme les ministres ou secrétaires d'État.
J'assistais de plus aux réunions du Comité interministériel économique présidé par le ministre de l'Économie nationale et des Finances et auxquelles prenaient part les ministres et secrétaires généraux des différents départements économiques.
Je ne signais ni lois, ni décrets, ni arrêtés. Je ne signais même pas en fait d'accords ou protocoles de négociations franco-allemandes comme le faisaient les négociateurs français à la Commission d'armistice, sauf peut-être dans deux ou trois cas exceptionnels. Ces accords étaient signés par les ministres ou secrétaires généraux compétents.
Le principal grief porté contre cette organisation est qu'elle aurait facilité la tâche des autorités allemandes, et contribué à étendre les prélèvements allemands et la mise à la disposition de l'industrie française au profit de l'Allemagne.
Ce point de vue est entièrement erroné. Tous ceux qui ont vécu cette époque peuvent témoigner que les autorités allemandes ont sans cesse tenté d'éviter cette centralisation de l'autorité française en face de leurs exigences (ainsi qu'il est dit plus haut à propos de la création des Comités d'organisation).
Ils ont d'abord à cet effet émietté leur propre autorité. Dans le seul domaine économique, Commission d'armistice pour l'économie, administration économique du Majestic, Rustung, Marine, Aviation, Automobile, possédaient des organisations autonomes et il était bien difficile très souvent de savoir à laquelle il fallait s'adresser pour faire valoir une revendication. En fait, je n'avais d'ailleurs de relations directes qu'avec les fonctionnaires du Majestic sous l'autorité du Dr Michel.
Ces diverses autorités cherchaient autant que possible à avoir des rapports directs avec les industriels, les commerçants et les fonctionnaires de tous rangs, les convoquaient et leur donnaient des ordres. Elles supportèrent toujours mal les instructions qu'avaient les chefs d'entreprises ou fonctionnaires de se retrancher derrière une autorité supérieure et d'innombrables incidents en résultèrent.
Il ne faudrait d'ailleurs pas se méprendre sur le rôle pratique joué par la Délégation générale. Même en dehors des fabrications de guerre qui n'étaient pas de mon ressort et de celles de l'industrie automobile qui échappaient à l'autorité allemande du Majestic et à la mienne, un très grand nombre de questions échappèrent à ma compétence. Et tout d'abord toutes les questions courantes qui étaient traitées directement par les fonctionnaires de tous ordres des différents ministères économiques avec les autorités allemandes et que la plupart du temps je ne connaissais même pas. De plus, il arriva très fréquemment que des questions importantes fussent discutées par les ministres eux-mêmes avec les autorités allemandes sans que je fusse au courant.
En fait, je considérais surtout mon service d'abord comme un service de dépannage pour aider les hauts fonctionnaires dont les ministres étaient souvent débordés par leur tâche et les industriels qui ne savaient souvent à quelle porte frapper et ensuite comme un service de centralisation et d'information afin d'essayer de renseigner les hauts fonctionnaires sur les négociations menées dans d'autres secteurs.

Prélèvements allemands
Il a souvent été reproché au gouvernement français et à l'administration d'avoir accepté des prestations de vivres, de matières premières et de produits fabriqués à l'Allemagne au lieu d'organiser au contraire le sabotage de ces livraisons. A cette objection, on doit répondre :
1/ Il a fallu faire vivre la population française pendant quatre ans, la nourrir, la vêtir, la chauffer, l'éclairer, lui fournir les produits les plus indispensables à son existence, assurer les transports... Si on avait laissé les Allemands "se servir eux-mêmes" comme nombre d'entre eux l'auraient désiré et abandonner seulement les restes aux Français, on peut avec peine imaginer combien ceux-ci auraient souffert et quel serait l'état de la population à l'heure actuelle.
Or, il était impossible en fait de refuser toute prestation à l'Allemagne tout en continuant à assurer la vie de la population dans l'extrême pénurie de toutes les denrées et matières premières.
2/ En fait, toutes les statistiques et tous les documents peuvent montrer les retards considérables apportés à toutes les livraisons. Ce fut là le véritable sabotage. Jamais un programme n'a été tenu ni en matière de ravitaillement, ni pour les livraisons de métaux, de textiles, de cuirs, etc. Périodiquement il fallait reprendre les arriérés du passé, les refondre avec un programme d'avenir et inlassablement on refaisait de nouveaux plans en sachant parfaitement qu'ils ne seraient jamais exécutés.
3/ Certes en dehors des prélèvements officiels, il existait des achats directs effectués par les Allemands ou leurs intermédiaires. En fait, l'importance de ceux-ci fut, au moins pendant les premières années, assez limitée. L'acceptation de plans officiels permit toujours d'obtenir des autorités supérieures allemandes des ordres d'interdiction de ces achats, ordres qui furent obéis dans une assez large mesure, sauf aux époques ou l'occupation militaire était trop dense.
4/ Les statistiques fournies aux autorités allemandes étaient la plupart du temps erronées. Seule la centralisation effectuée et le fait de ne fournir que des chiffres globaux pouvaient permettre d'agir ainsi. Tous les répartiteurs et hauts fonctionnaires peuvent en témoigner. C'est ce qui explique d'ailleurs qu'après trois ans, il était encore possible d'utiliser certaines denrées ou certaines matières que toutes les statistiques prévoyaient devoir être épuisées après la première année.

Fabrication pour compte allemand
II ne s'agit que des fabrications du domaine civil et non des fabrications de guerre que mon service ne traitait pas et dont je n'eus à connaître que dans des cas très rares.
La plupart des arguments mis en avant au paragraphe précédent sont valables pour ces fabrications. Les Allemands ne nous auraient pas laissé fabriquer des vêtements, des chaussures, du ciment, des planches... pour nos besoins si nous n'avions accepté de leur en livrer une part. Ils auraient réquisitionné certaines usines ; ils en auraient démantelé d'autres, transportant les machines en Allemagne, prélevant la main-d'œuvre. Ce plan était des l'origine celui d'un grand nombre d'autorités allemandes qui accusaient les fonctionnaires du Majestic de vouloir conserver leur situation en faisant travailler et alimentant les usines françaises.

Cessions d'intérêts français ou prises de participations allemandes dans des affaires françaises
Dès le début de l'occupation allemande, nous fûmes alertés par le désir allemand d'acquérir des participations françaises en Europe centrale, pays balkaniques et Pologne, et de prendre des participations dans les affaires françaises.
Cette tendance nous inquiéta particulièrement pendant les années 1940 et 1941. De nombreux banquiers, industriels, ou intermédiaires allemands vinrent à cette époque à Paris, essayèrent de prendre contact avec des banquiers, des industriels ou des intermédiaires français, firent pression sur eux tantôt par des menaces, tantôt par des offres extrêmement alléchantes pour racheter des titres de toute espèce.
L'administration française organisa rapidement une vive défense contre cette attaque. Un service spécial fut créé au ministère des Finances, direction des finances extérieures. Nous réussîmes à publier suffisamment à temps un texte pour interdire aux Français toutes ventes de titres à des étrangers sans une autorisation spéciale de ce service.
J'eus à m'occuper de ces opérations dépendant de mes fonctions de délégué général et on peut dire que, sauf quelques cas exceptionnels et dont je parlerai plus loin, cette tendance allemande échoua complètement.
Je n'ai pas connu l'opération de vente des actions des Mines de Bor qui fut traitée directement par le président Laval antérieurement à la création de mon service.
Je n'ai pas connu non plus les tractations relatives à la vente des actions de l'Agence Havas, qui fut traitée directement soit par M. Laval soit par l'amiral Darlan.
En ce qui concerne les cessions d'intérêts français en Roumanie et surtout en Pologne, ces affaires n'étaient pas traitées par le Majestic, mais par la Commission d'armistice. Je n'eus pas à m'en occuper directement mais fus consulté sur certaines de ces affaires par le service spécial du ministère des Finances.
Les affaires françaises en Pologne déclinaient depuis de nombreuses années. Elles n'apportaient que des déboires à leurs dirigeants et à leurs actionnaires. Les autorités polonaises étaient depuis longtemps hostiles et manifestaient une xénophobie sans cesse croissante. Les usines étaient occupées par des autorités allemandes, les directeurs français expulsés et les dirigeants n'avaient plus aucune nouvelle de leurs entreprises. D'où la tendance de certains capitalistes français de céder des titres de ces affaires pour lesquels les banques allemandes offraient des prix très supérieurs à tous les cours cotés depuis longtemps
Le ministère des Finances et moi-même fûmes hostiles à ces cessions pour des motifs psychologiques d'abord et ensuite parce qu'en fait, nous estimions immoral que des actionnaires soient très largement indemnisés par prélèvement sur les frais d'occupation, c'est-à-dire sur l'ensemble des contribuables français. Cependant, en soi, de telles cessions n'apportèrent aucune aide réelle à l'Allemagne, puisque les usines étaient, en tout état de cause, entre les mains des Allemands.
Aussi, lorsqu'il se sentit débordé sur certains points, le ministère donna-t-il son acquiescement à de telles opérations, mais en obtenant dans la plupart des cas qu'en échange de ces titres, les Allemands remettent des titres d'emprunts extérieurs du gouvernement français, afin d'éviter toute perte de substance pour l'économie française.
Dans le domaine des prises de participation dans l'économie française, en dehors de l'importante affaire de Francolor, il n'en existe aucune qui vaille la peine d'être citée. Nous pûmes faire traîner des mois et finalement échouer après toutes les pressions des demandes importantes de participation comme celles de l'affaire Hachette, de l'Aluminium français, des Wagons-lits, des chaussures, etc. La pression fut particulièrement vive en ce qui concerne les affaires juives. On peut affirmer que, dans ce domaine, les services du ministère des Finances et de la délégation générale obtinrent une incontestable victoire sur le désir de main-mise manifesté par les milieux économiques allemands.

Affaires juives
Je n'eus pas à prendre part à aucun titre aux discussions relatives aux statuts israélites, mais en face des ordonnances allemandes, j'eus à me préoccuper à plusieurs reprises avec les services de la Production industrielle et ceux du ministère des Finances, en particulier direction générale de l'Enregistrement et des Domaines, du sort des biens juifs pour éviter qu'à la faveur de l'expropriation arbitraire prononcée par les autorités allemandes, ces biens ne soient acquis par des sujets allemands.

Ministère Laval
En avril 1942, le président Laval remplaça l'amiral Darlan à la tête du gouvernement. A partir de ce moment, la position des hauts fonctionnaires vis-à-vis des autorités allemandes fut radicalement changée. Auparavant, les fonctionnaires français discutaient avec les autorités allemandes, négociaient de leur mieux, et finalement demandaient des instructions à leur ministre qui, le cas échéant, en référait au chef du gouvernement. Le président Laval, au contraire, traitait lui-même directement toutes les questions avec les autorités allemandes, souvent même celles d'importance secondaire et donnait ensuite ses instructions aux fonctionnaires, l'accord étant conclu.
Mon influence personnelle et le rôle de la délégation comme celui des différents services des ministères qui travaillaient en liaison avec moi, furent donc à partir de ce moment considérablement amoindrie. Sans avoir à juger la politique du président Laval, je dois dire que ma tâche devint infiniment plus pénible encore et plus décourageante.
La période de six mois qui s'étendit depuis l'arrivée du Président Laval jusqu'aux événements d'Afrique du Nord en novembre 1942 fut dominée par la question des prélèvements de main-d'œuvre. Pendant près de deux ans, nous avions réussi à écarter ce calice au prix souvent de sacrifices douloureux comme celui de fournitures à l'économie allemande. Mais nous sentîmes toujours que ce problème était posé. Il le fut immédiatement avec brutalité dès le mois de mai 1942.
Le Président Laval pensa sans doute éluder l'exécution de ses engagements en acceptant dès le début le principe du départ volontaire d'ouvriers français pour l'Allemagne. Les différents services français purent pendant des mois, en soutenant la thèse du volontariat, puis celle de la relève, puis en émettant des plans d'une complexité telle qu'ils étaient en pratique inexécutables, retarder jusqu'à l'automne tout envoi substantiel et éviter toute coercition.
Je n'eus jamais à diriger ces négociations qui furent menées directement par le président du Conseil et parfois par les ministres de la Production industrielle et du Travail, mais je fus à maintes reprises mêlé à ces négociations qui furent les plus douloureuses de toutes celles auxquelles il me fut donné d'assister. Dès le mois de juin 1942, j'attirai solennellement l'attention du Dr. Michel sur la gravité de cette nouvelle exigence allemande et lui déclarai qu'elle créerait un fossé entre les deux peuples et une impossibilité d'entente pour une période très longue après la fin des hostilités.

Novembre 1942
J'étais à Vichy le 8 novembre 1942 et y restai sans venir à Paris pendant une dizaine de jours. Le 11 novembre, lors de l'envahissement de la zone libre, j'estimais que le Maréchal devait, après avoir protesté solennellement, comme il le fit, contre cette rupture de l'armistice, donner l'ordre à toutes les troupes de cesser le feu en Afrique du Nord. J'eus l'occasion de le lui dire.
Il n'y avait plus de place pour un gouvernement français. Au retour du président Laval d'Allemagne, celui-ci convoqua tous les ministres pour leur faire un exposé de la situation et leur demander leur opinion. II me demanda d'assister à cette réunion. J'indiquai mon point de vue. La France étant entièrement occupée, il n'y avait plus de place pour un gouvernement représentant la souveraineté française. Ce gouvernement n'avait d'ailleurs plus le contrôle de l'Afrique du Nord. Seule une administration devait rester sous l'autorité des secrétaires généraux, suivant un système analogue à celui qui existait en Belgique, pour assurer la vie de la population.
J'allai exposer ensuite mon point de vue au Maréchal qui fit appeler un de ses secrétaires afin que je lui dicte en sa présence.
Ce point de vue ne prévalut point. Je donnai ma démission par lettre du 17 novembre 1942.
À la suite de cette démission, la délégation générale aux Relations économiques franco-allemandes fut supprimée.
Sur la demande d'un certain nombre de hauts fonctionnaires, et en particulier M. Couve de Murville et de M. Leroy Beaulieu, j'acceptai d'assurer pendant quelques semaines encore une liaison entre les différents ministères pour liquider les affaires en cours, mettre au courant certains fonctionnaires de celles que je traitais plus particulièrement et d'éviter tout à-coup dommageable à l'économie française. Je n'assistai naturellement plus à aucun Conseil des ministres.
Je terminai la liquidation de mon service et me retirai définitivement dans le courant du mois de janvier 1943.

Voici, très brièvement résumé, le rôle que je fus amené à occuper depuis l'armistice jusque la fin de l'année 1942. Pour pouvoir préciser davantage la tâche accomplie, il me serait nécessaire de pouvoir consulter les dossiers de la délégation générale qui sont au ministère des Finances à Paris ou étaient à l'échelon de mes services à Vichy (direction des services de l'armistice), car je n'ai conservé aucune note, emporté aucune copie de pièce.
J'ai conscience d'avoir été pendant cette période un des plus fidèles serviteurs de mon pays. Tous les nombreux fonctionnaires qui menèrent à coté de moi une lutte obscure et ingrate ne cessèrent de me donner des témoignages de confiance et d'affection et de me dire combien mon rôle les encourageait et aidait leur tâche ; ils ont permis à leur patrie de traverser sans perdre l'essentiel de sa force les années les plus cruelles de son histoire : ils ont certainement infiniment plus entravé qu'aidé la tâche de l'ennemi. Je leur ai souvent dit qu'ils n'avaient nulle récompense à attendre de leur sacrifice, car les peuples n'ont jamais eu que de l'ingratitude pour ceux qui ont accepté de les servir dans les époques d'humiliation et de misère.
Mais je demeure convaincu qu'ils ont bien mérité de leur patrie et que la France ne pourrait pas se relever aujourd'hui et retrouver demain la place à laquelle elle a droit dans le monde, s'il n'y avait pas eu hier des hommes qui aient assumé la charge de la servir et de la défendre pendant l'occupation ennemie.

 
 

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