1930.04.12.De la Revue mensuelle du port de Rouen.Article.Lancement Charles Schiaffino

Le PDF est consultable à la fin du texte.
[Document intéressant par la description qu'il fait du lancement ; la liste complète qu'il donne des officiels invités dont l'importance souligne la portée de l'événement, voir notamment, outre les élus (sénateurs, députés, maires…), les membres du ministère de la Marine marchande et ceux appartenant aux services de la main d'œuvre étrangère, la délégation fournie provenant des chemins de fer de l'État ; les représentants des chantiers navals de la Gironde, de Normandie et de Saint-Nazaire ainsi que ceux des banques, dont Lazard et Indochine ; l'état-major complet de la Maison, sans oublier Sandy Hook, peintre de la marine. L'article retranscrit les passages du discours d'Hypolite Worms consacrés à l'armement Schiaffino et surtout, à l'industrie de la construction navale dont le chef de la Maison souligne le manque de compétitivité en s'appuyant sur le fait qu'en tant qu'armateur, il a dû confier la construction de 4 cargos à des chantiers anglais (entre 28 et 32 % moins cher) ; il traite également de la main d'œuvre étrangère.]

12 avril 1930

N° 11

Rouen — Maritime
Revue mensuelle du port de Rouen et des industries maritimes
Monthly figures of the port
Rédaction — administration — publicité
Rouen — 72, rue des Carmes

Sous le pavillon des "Schiaffino"
Un lancement au Trait - Rouen et l'Algérie
Comment une flotte se constitue - Un discours de M. Worms

Les relations du port de Rouen avec l’Algérie sont, on le sait, extrêmement importantes.
Les importations des contrées transméditerranéennes pénètrent en France, en majeure partie, par l’estuaire de la Seine.
Il est même assez curieux de constater qu’en ce qui concerne les vins, notamment, le plus fort tonnage est réalisé par Rouen. En 1929, par exemple, notre place a reçu 500.000 tonnes de vins d’Algérie et du Portugal. Mais on sait que la proportion des portos dans ce chiffre ne saurait être très forte. On est donc en droit de conclure que, par le jeu même des lois économiques, Rouen s’affirme le grand port importateur des muids. Ces derniers sont en effet aisément acheminés par voie fluviale jusqu’à Paris, centre incontesté de grosse consommation. Tout compte fait, le fret Alger ou Oran à Paris via Rouen, est sensiblement meilleur marché que le transport des mêmes terminus via Sète ou Marseille. Cela explique le trafic rouennais.
Oui, mais... il suffirait d’un abaissement des tarifs ferroviaires, des ports méditerranéens à Paris, pour bouleverser cette économie.
Et puis, on reproche parfois au trajet Alger-Rouen-Paris sa durée, assez longue.
A y regarder de près cependant, ces griefs ne sont pas absolument sérieux.
Les frets fluviaux sauront, quoi qu’il arrive, rester plus avantageux que le transport par wagons. La voie d’eau, pour des marchandises lourdes, doit nécessairement battre la voie de fer.
Quant à la longueur du voyage, on nous permettra de penser qu’elle est facilement réductible et c’est justement sur ce point qu’ont porté les remarquables efforts d’un armateur algérien.

Sommaire

Sous le pavillon des "Schiaffino" — Un lancement au Trait — Rouen et l’Algérie — Comment une flotte se constitue — Discours de M. Worms. […]

Le pavillon des Schiaffino[1] est, depuis longtemps, hautement estimé. Marins dans l’âme, cette grande famille commerçait par mer à l’époque des États barbaresques, et, au cours de la conquête de l’Algérie, Jacques Schiaffino rendit d’éclatants services à notre corps expéditionnaire.
A ce moment, sa flotte n’était qu’une flottille de petits voiliers faisant le cabotage au long des côtes algériennes.
Peu à peu, le nom de Schiaffino s’affirme sur mer, et en 1896 de petits vapeurs entrent en service, puis de plus gros. Enfin, il y a quelques dix ans, se fonde la Société algérienne de navigation pour l’Afrique du Nord, au capital de 25 millions de francs. C’est la dernière forme de l’armement Schiaffino, le plus ancien et aussi le plus important d’Algérie.
Sa flotte comprend de magnifiques cargos dont les plus beaux sont spécialement affectés aux lignes de Dunkerque et de Rouen. Le tonnage global de cet armement est aujourd’hui de 75.000 tonnes et en 1928, 668.500 tonnes de marchandises ont été transportées par lui.

[Insertion de 3 encarts publicitaires : Worms armateur ; Worms négociant en combustibles ; Worms agent de la Société algérienne de navigation pour l'Afrique du Nord (Ch; Schiaffino) - voir PDF]

Les navires faisant le service régulier entre Alger-Oran et Rouen-Dunkerque sont les suivants :

 

Tonneaux

s/s Nicole-Schiaffino

6 700

s/s Schiaffino

5 500

s/s Rose-Schiaffino

5 000

s/s Laurent-Schiaffino

5 900

s/s Schiaffino-Frères

4 800

s/s Marie-Louise-Schiaffino

5 500

s/s Ange-Schiaffino

5 300

s/s Monique-Schiaffino

5 300

s/s Marcel-Schiaffino

5 550

s/s Charles-Schiaffino

5 500

Ces quatre dernières unités sont particulièrement destinées au trafic de Rouen.
Elles ont été étudiées pour répondre, dans les meilleures conditions possibles aux exigences signalées plus haut concernant le transport des vins, c’est-à-dire que le facteur vitesse est intervenu en même temps que des aménagements spéciaux pour les fûts, tant en cale qu’en pontée.
Trois d’entre eux — Ange-Schiaffino, Monique-Schiaffino et Marcel Schiaffino — sortent des chantiers allemands.
Le dernier né, Charles-Schiaffino, a été lancé aux Ateliers de la Seine-Maritime, au Trait, et, bien que construit sur les mêmes plans, il présente un aspect plus soigné dans les détails, plus robuste dans l’ensemble; en un mot, il possède les qualités que savent donner les chantiers navals français.

★ ★ ★

C’est le 16 mars que le beau navire quitta son ber.
La charmante cité du Trait était en liesse, et la foule des grands jours se dirigeait vers les chantiers de la Seine-Maritime. Des autocars, gracieusement mis à la disposition des invités par la Maison Worms, des autos particulières en nombre étonnant arrivaient sans interruption de Rouen.
C’est que le lancement du Charles-Schiaffino, dont on apercevait les formes à la fois fines et amples sur la cale, revêtait un éclat particulier en raison de la présence du ministre de la Marine marchande, venu tout exprès de Paris par train spécial.
Les fonctions de ministre de la Marine marchande étant seulement créées d’hier, ce fut donc la première fois qu’un tel personnage procéda au lancement d’un navire, et, de fait, c’était la première visite que faisait M. Louis Rollin à un chantier naval.
Il arriva à 11 h 15 et fut reçu par MM. Worms et Nitot, sous la conduite desquels il visita les ateliers.
Pendant ce temps, M. l’abbé Auzou procédait au baptême du Charles-Schiaffino dont la gracieuse marraine était Mme de Maniquet-Vauberet.
Cette cérémonie religieuse terminée, tout le monde se retrouve sur l’estrade, face à l’étrave. L’excellente musique du Trait joue les meilleurs airs de son répertoire, les sirènes de la "Centrale" hurlent. Le Charles-Schiaffino mêle sa voix à ce gigantesque concert.
Des équipes d’ouvriers retirent, à coups de maillet, les derniers tins.
Un craquement...
Le bruit de la traditionnelle bouteille de champagne, lancée par Mme de Maniquet-Vauberet, s’écrasant sur les tôles.
Et, avec une vitesse accélérée, le Charles-Schiaffino glisse sur son ber avec élégance et prend contact avec son élément. Il était exactement midi aux chronomètres du bord.
Aussitôt après sa mise à l’eau, on put admirer pleinement les allures du nouveau bâtiment. Sur cale, un bateau ressemble plus ou moins à un poisson sur la berge. Il n’a pas de vie et s’il étonne par ses proportions, ce n’est qu’un merveilleux assemblage de tôles, un grand récipient métallique, de forme allongée, enfin tout ce que vous voudrez, sauf cet être admirable qu’est un navire. Tandis que, libéré des liens qui l’attachent encore à la terre, et flottant bellement sur le fleuve dont les vagues viennent clapoter contre sa coque, le Charles-Schiaffino est bien une "unité", une personnalité, un être marin doué d’une existence spéciale.

[Image et légende :] Le "Charles-Schiaffino" sur cale avant le lancement aux Chantiers Worms, du Trait (Photo Ellebé)

L’illusion — est-ce vraiment une illusion ? — de cette naissance à la vie maritime est très forte aux chantiers du Trait. En effet, on y a l’habitude d’y lancer les navires, complètement terminés et armés, tous feux allumés. L’impression est d’autant plus saisissante.
Les caractéristiques du Charles-Schiaffino ont été, nous l’avons dit, spécialement déterminées pour répondre aux nécessités d’un trafic spécial.
On remarque l’étrave qui, au lieu d’être verticale, est oblique. Il s’en dégage une silhouette de croiseur, liée immédiatement à l’idée de vitesse.
Le Charles-Schiaffino est du type à deux ponts, à membrures renforcées, à dunette, teugue et château central.
Longueur entre PP, 106 m 720.
Longueur hors tout, 115 m 500.
Largeur au maître couple, hors membrures, à la flottaison en charge, 15 m 680.
Creux sur quille, à la ligne droite des baux du pont, 7 m 800.
Vitesse prévue en charge, 10 n.
Port en lourd prévu au tirant d’eau de 6 m 700 : 5 500 tonnes de 1 000 kilos environ.
Hauteur des pavois dans les coffres AV et AR, 1 m 750.
Registre de classification : Bureau Veritas.
L’appareil moteur se compose d’une machine à triple expansion d’une puissance de 1 800 cv, largement suffisante pour imprimer au navire en pleine charge une vitesse de 10 nœuds et demi; l’appareil évaporatoire comporte trois chaudières type Marine à deux foyers, chacune fonctionnant au tirage forcé Howden avec surchauffeurs pour une température de 300° centigrades.
Est-il besoin d’ajouter qu’au point de vue aménagements, le Charles-Schiaffino ne laisse rien à désirer.
Les postes d’équipage sont compartimentés, ce qui permet d’établir plusieurs postes, chacun de quelques hommes, au lieu d’un seul où tout l’équipage doit vivre.
Les appartements des officiers sont sobrement décorés, mais la matière en est précieuse et les dimensions vastes. Un voyage sur le Charles-Schiaffino doit être extrêmement confortable.
Les cales sont magnifiques et font l’admiration des connaisseurs. 11 n’y aura pas de mauvais arrimage là-dedans !
Quant aux pontées de fûts, elles seront solidement maintenues en place, malgré les coups de mer, par un réseau de câbles solidement fixés tout autour des ponts sur des cornières verticales rivées aux membrures elles- mêmes.
Le chargement et le déchargement de la cargaison s’effectuera aisément grâce aux quatre mâts portiques que possède le Charles-Schiaffino.
Ajoutons que cette belle unité est le premier navire construit en France pour le compte de l’armement algérien. C’est le premier aussi à bénéficier du fonctionnement du Crédit maritime.

★ ★ ★

Après le lancement, les Chantiers du Trait retinrent aimablement leurs invités à un succulent déjeuner pendant lequel ne cessa de régner la meilleure humeur et la plus agréable animation.

[3 images et légendes - voir PDF :] Le navire trouant la nappe liquide (photo Ellebé) - Le baptême - De gauche à droite, M. Laurent Schiaffino, armateur ; Mme de Maniquet-Vauberet, marraine ; notre confrère de Bergevin, du Journal de Rouen, et au second plan à droite, M. Goudchaux, directeur général de la Maison Worms (photo Ellebé) - Le "Charles Schiaffino" flotte en Seine (photo Ellebé)

Aux côtés du ministre, nous avons noté la présence de : MM. Ceccaldi, préfet de la Seine-Inférieure ; Louis Brindeau, sénateur de la Seine-Inférieure ; Brard, sénateur du Morbihan, rapporteur du budget de la Marine (commission des finances) ; Paul Anquetil, député de la Seine-Inférieure ; L. Quesnel, député de la Seine-Inférieure ; André Marie, député de la Seine-inférieure ; Ch. Leboucq, ancien député, rapporteur général de la commission extra-parlementaire de la Marine ; De Peyerimoff, président du Comité central des houillères de France ; Dautry, directeur général des Chemins de fer de l’État ; G. Risler, président du Musée social ; G. Philippar, président du Comité central des armateurs de France ; Fould, président de la chambre syndicale des constructeurs de navires et de machines marines ; E. Godin, ancien président du conseil municipal de Paris, conseiller municipal ; Lemoine, directeur du cabinet du ministre de la Marine marchande ; O. Quéant, chef-adjoint au cabinet du ministre de la Marine marchande ; Haarbleicher, directeur au ministère de la Marine marchande ; Paon, directeur général du service de la main-d’œuvre étrangère au ministère de l’Agriculture ; Pouillot, directeur général du service de la main-d'œuvre étrangère au ministère du Travail ; Lorin de Reure, administrateur général de l'inscription maritime ; Dupuy, secrétaire général du préfet de la Seine-Inférieure ; Ch. Chulliat, chef du cabinet du préfet de la Seine-Inférieure ; Leclerc, gouverneur du Crédit foncier de France ; Direz, chef de l’exploitation des Chemins de fer de l’État ; Nasse, chef du service du matériel et de la traction des Chemins de fer de l’État ; Surleau, chef du service de la voie et des bâtiments des Chemins de fer de l’État ; Hauterre, chef-adjoint de l'exploitation des Chemins de fer de l’État ; P. Lévy, ingénieur en chef des Chemins de fer de l’État ; Girette, ingénieur principal chef d’arrondissement de Rouen des Chemins de fer de l’État ; Clamageran, président de la Société navale de l’Ouest ; Maréchal, président de la Société nationale d'affrètement ; P. Gounod, vice-président de l'Union des industries chimiques ; Berlhe de Berlhe, administrateur-délégué du Bureau Veritas ; Jouasset, administrateur-délégué de l’Union des mines ; Jokelson, administrateur-délégué de la Société anonyme de gérance et d’armement ; Pupont, administrateur de la Société algérienne de produits chimiques ; B. de Peyerimhoff, administrateur de la Société méditerranéenne de combustibles ; E. Leblanc, administrateur de la Société française d’armement et d'importation de nitrate de soude ; De Montureux, administrateur de la Compagnie des mines et usines d’Algérie, Tunisie et Maroc ; Ansbacher, administrateur de la Société algérienne de navigation pour l’Afrique du Nord ; Champy, directeur général des Mines d’Anzin ; Delage, directeur général honoraire de la Compagnie de Saint-Gobain ; Salanson, directeur du Crédit fluvial et maritime ; Gardanez, directeur général de la Compagnie havraise péninsulaire ; R. Nepveu, directeur général des Chantiers de la Gironde ; Babut, directeur des Chantiers de Normandie ; Félix, ingénieur de la Marine ; Beaudouin, directeur adjoint de la Banque de l’Indochine ; Olive, secrétaire général des Ateliers et Chantiers de Saint-Nazaire (Penhoët) ; J. Marchegay, secrétaire général du Comité central des armateurs de France ; Battelet, chef de Service de la Compagnie havraise péninsulaire ; Bourges, ancien secrétaire général de la Chambre syndicale des constructeurs de navires et de machines marines ; André Meyer, de la Banque Lazard et Cie ; Jean Bloch-Lainé, de la Banque Lazard et Cie ; Salles, courtier maritime à Marseille ; Martin, courtier d’affrètement à Paris ; Bringuier, commandant de la flotte Dieppe-Newhaven ; Sandy Hook, peintre de la marine.
MM. Métayer, maire de Rouen ; Faroult, président de la chambre de commerce de Rouen ; Fritz Villars, président du tribunal de commerce de Rouen ; Boucomont, trésorier-payeur général de la Seine-Inférieure ; Wairy, premier-adjoint au maire de Rouen ; Dr Buisson, président du Lloyd Rouennais ; De Castelbajac, président de l’Union des industriels de la Seine Maritime ; L Hote, directeur des Douanes ; De Lavison, directeur régional des Postes, Télégraphes et Téléphone à Rouen ; Waquet, administrateur en chef de l’Inscription maritime ; Delafontaine, directeur départemental des Postes, Télégraphes et Téléphones de la Seine-Inférieure ; Kirchner, ingénieur des Ponts-et-Chaussées à Rouen ; Renaud, ingénieur des Ponts-et-Chaussées à Rouen ; Widmer, ingénieur des Ponts-et-Chaussées à Rouen ; Lefebvre, ingénieur du Bureau Veritas à Rouen ; Athane, commandant du port de Rouen ; Lasbordes, administrateur de l’Inscription maritime à Rouen ; Grilhon, inspecteur de la navigation à Rouen ; Leroy, inspecteur de la navigation à Rouen ; Fossey, chef du pilotage de la Seine ; Fultot, pilote-major à Rouen ; Bony, aide-pilote-major à Villequier ; Hypolite Worms, de la Maison Worms et Cie ; Michel Goudchaud, de la Maison Worms et Cie ; J. Barnaud, de la Maison Worms et Cie ; Delteil, directeur général des services maritimes de la Maison Worms et Cie ; H. Nitot, directeur des Ateliers et Chantiers de la Seine-Maritime ; J.-R. Denis, secrétaire général de la Maison Worms et Cie ; Vial, chef des services bancaires de la Maison Worms et Cie ; Vignet, directeur du service charbons ; Abbat, sous-directeur des Ateliers et Chantiers ; J. Roy, secrétaire général ; Vince, ingénieur en chef ; Scheerens, ingénieur, chef du service technique.

Constructeur et armateur
A l’heure des discours M. Worms prit la parole et prononça l’éloquent discours dont nous avons extrait les passages suivants :
« Je faisais, tout à l’heure, allusion aux motifs d’ordre sentimental qui me faisaient éprouver une satisfaction toute particulière de la construction dans ces chantiers, du Charles-Schiaffino.
C’est qu’en réalité, je ne puis oublier l’ancienneté ni la cordialité des relations qui, dans ce cas, unissent le constructeur et l'armateur.
En 1891 — il y aura 39 ans au mois d’octobre — la maison Worms et Cie ouvrait une succursale à Alger. La première personne qu'elle rencontrait, avec qui elle traitait, était M. Charles Schiaffino, le père de mon ami Laurent Schiaffino, et dont le navire qui vient d’être mis à l’eau porte le nom. La rencontre était inévitable étant donné que, dans sa ville, cet homme de bien occupait une large place.
Depuis cette époque et en dépit des fluctuations inhérentes à la vie commerciale, les relations ainsi créées ne cessèrent jamais d'être cordiales et confiantes. N’est-il pas naturel que je me plaise à constater que les circonstances ayant appris aux deux sociétés à se mieux connaître, les liens deviennent chaque jour plus étroits ; que je me réjouisse de voir sortir de ce Chantier le premier navire construit en France pour un armement algérien, surtout quand cet armement s’appelle la Société algérienne de navigation pour l'Afrique du Nord qui est, pour le moment du moins, le couronnement de l'œuvre séculaire des "Schiaffino".
Je salue son conseil de surveillance et son président, M. Henri de Peyerimhoff.
C'est que, Messieurs, l'histoire de cette lignée est intimement liée à celle même de l’Algérie. En relations depuis des siècles avec cette colonie turque, la famille Schiaffino, qui compte de nombreux et valeureux marins, "européenne" quelques centaines d’années avant que le mot ne fût inventé, n’eût de cesse que le pays magnifique qu'elle avait choisi comme centre d’activité, ait pu se soustraire à un régime étouffant et débilitant.
Et quand, en 1830, le représentant de la France, le consul Derval fut victime de la grossièreté du Bey d’Alger, il se trouva un capitaine, propriétaire d'une balancelle qui, au péril de sa vie, n’hésita pas à faire voile vers Gênes, à travers les flottilles barbaresques, pour porter au roi de France la lettre qui lui rendait compte de l'injure reçue et que l’Histoire appelle le "Coup de l’ Éventail".
Dans les archives du ministère des Affaires étrangères, vous trouveriez, Messieurs, un récit impressionnant de cette chevaleresque équipée, et vous trouveriez aussi le nom de ce héros : Schiaffino, c'était le grand-père de Charles, ce capitaine armateur s’appelait Jacques dont je viens de vous parler et l'arrière-grand- père de Laurent, ici présent.
Pendant la conquête, les Schiaffino aident nos troupes de toutes les manières possibles mais, marins avant tout, ils organisent des services, de transports le long des côtes et c’est ainsi qu’ils parviennent à rendre au corps expéditionnaire les services les plus précieux ; les petits navires suppléent, principalement entre Alger et Bône, à l’absence des communications terrestres et cette heureuse intervention permet de sauver bien des vies de soldats français.
En 1914, Charles Schiaffino, dont les sentiments sont à la hauteur de ceux de ses ancêtres, s'en va, dès le premier jour de la mobilisation, se présenter à l’amirauté pour y tenir ce langage :
"Amiral, je suis trop âgé maintenant pour prendre les armes, mais je viens avec tout mon matériel de remorquage, de sauvetage, de haute-mer me mettre simplement à la disposition de mon pays."
Il ne s’agissait pas que d’un geste : les actes suivirent et, pendant toute la guerre, Charles Schiaffino méprisant la fatigue, le danger, procède, la plupart du temps avec honneur au sauvetage des unités de l’Entente, torpillées sur les côtes d’Algérie et de Tunisie.
La croix de la Légion d’honneur va récompenser Charles Schiaffino avec la belle citation que voici :
"Services exceptionnels. Concours absolument désintéressé à la Défense nationale. A mis tout son personnel et tout son matériel flottant à la disposition de la Marine dans les premiers jours de la mobilisation. A procédé au sauvetage de 32 unités alliées. Déjà titulaire de la médaille d’or de la Marine pour le sauvetage."
Le ruban rouge pour 32 navires sauvés. Je suis convaincu, M. le ministre, que si, à cette époque, vous aviez présidé aux destinées de la Marine marchande, l’Ordre du mérite maritime eût été créé plus tôt et que ce n’en est point le grade de chevalier que vous eussiez décerné à cet homme de bien.
Laissez-moi vous dire à vous tous, Mesdames, Messieurs, qui avez pris la peine de venir jusqu’ici, laissez-moi vous dire combien sont réconfortants de tels témoignages d intérêt à une heure précisément si angoissante pour notre industrie.
Angoissante !
Au cours du mois de juin dernier, j avais cru devoir, ici même, devant une délégation de l’Association des grands ports français, pousser un cri d alarme et le tableau que j'avais essayé de brosser de la situation de l'industrie française des constructions navales put, à certains, paraître un peu sombre, malgré la précaution prise d'en indiquer, peut-être trop longuement, les causes.
Nos craintes n’étaient point chimériques et si, depuis cette époque la situation s’est modifiée, ce n’est point, hélas, dans le sens de l'amélioration. S’il pouvait subsister un doute à ce sujet, il suffirait pour le dissiper de considérer la proportion des commandes françaises qui, dans les derniers mois, sont allées à l'étranger, malgré les lois bienfaisantes qui ont institué le Crédit maritime et allégé les charges fiscales.
C’est ainsi que nous n’avons pu accepter la commande d’un second navire pour la Société algérienne de navigation pour l’Afrique du Nord, tant les conditions étrangères étaient meilleures.
Tout récemment encore, un armement français... qui me touche d’assez près, passait à des chantiers anglais un ordre de construction pour quatre cargos.
Je n’éprouve aucun embarras à vous dire pourquoi cette décision, si regrettable qu'elle soit, était inévitable : autant j’aurais de scrupules à discuter semblable geste d’un autre armateur, autant je me sens libre d’en user largement dans ce cas personnel.
L’industrie des transports maritimes est essentiellement de caractère international, et le répéter devient, heureusement, une banalité. Ce n’en est pas moins une vérité et l’armateur ne peut, sans inconvénient grave, se placer pour l’exploitation de sa flotte, dans une situation inférieure à celle de ses voisins étrangers ; dépasser certaines limites, d’ailleurs vite atteintes, équivaudrait à un suicide. Il est donc tenu à n’utiliser que des outils d’un prix voisin de ceux de ses concurrents, et c’est la raison pour laquelle, si l’industrie française ne peut les lui fournir dans des conditions désirables, il est bien obligé de les rechercher à l’extérieur.
C’est à quoi il a fallu me résigner : la quasi-totalité des chantiers britanniques, des chantiers hollandais et allemands ont été interrogés et toutes les réponses reçues se sont échelonnées entre 28 et 32 % au-dessous du prix de notre production. Cette différence dépasse, largement hélas !, les limites que le pessimisme, dont j’ai pu être accusé, lui fixait.
Je précise pour qu’il n’y ait point de malentendu possible, que ce pourcentage exprime, sur la base de notre prix de revient, la différence qui existe entre celui-ci et le prix offert par la concurrence étrangère.
Encore convient-il d’ajouter qu'un nombre assez important de ces chantiers était disposé à accorder des facilités de toutes sortes et de nature à rendre encore plus alléchantes les propositions.
Voilà, Messieurs, où nous en sommes !
Fallait-il renoncer à exploiter notre flotte, dans des conditions économiques normales, pour la seule raison que nous ne pouvions construire au prix de la concurrence étrangère ? Poser la question suffisait à la résoudre, et c'est ainsi que des armateurs constructeurs français se sont trouvés dans la situation absurde d’être obligés de confier leurs commandes hors les frontières, alors que leurs propres chantiers seront peut-être sans travail dans deux ans !
Cela ne veut point dire que nous "jetions le manche après la cognée" et le supposer serait mal nous connaître : les temps difficiles passeront sûrement, et il ne m'appartient pas, pour le moment, de formuler des vœux, puisqu'aussi bien le ministre de la Marine marchande s’occupe activement de la question, qu'il en a saisi le conseil national économique et que la commission d’études travaille le problème avec la volonté d’aboutir.
Je voudrais cependant, M. le ministre, profiter de votre présence au Trait pour examiner la question de la main-d’œuvre et les problèmes qu'elle pose : je sais d’ailleurs quel souci vous avez de ceux-ci et avec quelle sentimentale et lumineuse énergie vous vous êtes employé à les résoudre.
Les statistiques accusent les pertes énormes en spécialistes subies par les chantiers navals depuis la guerre. Nous avons de rudes efforts à faire pour réparer le mal et rendre au pays l'industrie des constructions navales dont il a besoin pour son prestige et sa sécurité, et le succès ne les couronnera, quelle qu’en soit l'ampleur, que s’ils sont réalisés dans un état de sécurité industrielle absolue.
Nos ouvriers ont un sens merveilleux de la prospérité de l’entreprise : ils se rendent admirablement compte du rapport qui doit exister entre le volume d’affaires traitées et l'outillage de toutes espèces, mis en œuvre ; ils aiment la régularité dans la production : or, tout cela nous sommes impuissants à le leur offrir et c’est ce qui rend si grandes les difficultés que crée cette question de la main-d'œuvre spécialisée.
Les constructeurs n’ont point hésité, cependant, à les considérer bien en face, ces difficultés et ici, à l’origine, où nous ne disposions même pas du noyau de spécialistes sur lequel les Chantiers plus anciens ont pu s’appuyer sans interruption, nous avons poursuivi, depuis douze ans une politique nettement définie.
Notre premier souci — la base de notre action — a été de stabiliser le personnel autant que faire se pouvait, en lui assurant un logement à proximité des Chantiers ; d’où une politique de l’habitation ouvrière.
Ensuite, estimant qu’il fallait travailler, non point seulement pour aujourd’hui ou demain, mais pour un avenir moins immédiat, nous avons eu le souci de faciliter le recrutement futur, en attirant d’abord les familles nombreuses et en nous chargeant, tout naturellement, de la formation professionnelle des enfants lorsque sonne pour eux l’âge du travail.
Enfin, pour parer malgré tout à l'insuffisance de la main-d'œuvre nationale, il a bien fallu se tourner vers la main-d’œuvre étrangère et c’est ainsi que nous avons eu à résoudre le problème d'une immigration avec toutes ses conséquences : adaptation à notre industrie des nouveaux venus et leur assimilation parmi la population française. »

[Image et légende :] Le navire vient d'être ramené par les remorqueurs (photo Ellebé) – voir PDF.

Fort applaudi, M. Worms donna alors la parole à M. de Reyerhimoff, président du conseil d’administration de la Société algérienne de navigation pour l’Afrique du Nord.
Avec infiniment d’esprit, l’orateur improvisa un toast des plus spirituel qui, dans la forme et dans le fond, ne le cédait en rien aux discours les mieux préparés.
Pour terminer, M. Louis Rollin, ministre de la Marine marchande, se félicita de la visite qu’il venait de faire aux Chantiers du Trait et félicita hautement ses directeurs. Il souligna l’importance prise par ces chantiers et la faveur dont ils jouissaient même à l’étranger. Il s’étendit sur les œuvres sociales réalisées au Trait, pour le plus grand bien de tous.
Nous extrayons de son discours les passages suivants :
« Déjà, au cours des mois derniers, j'avais pris un premier contact officiel avec notre flotte de commerce en montant à bord de deux paquebots, à Bordeaux et au Havre. Il me restait à pénétrer dans le domaine propre de notre industrie des constructions navales en venant fixer mes regards sur les cales et les machines-outils, en écoutant le chant des marteaux à river et le bruissement de ces ruches où se travaille l’acier ; les circonstances ont fait que ma première visite est pour les Chantiers de la Seine-Maritime : il m’est agréable de le souligner. D’autre part, le lancement d’un navire destiné à un armement algérien coïncidant avec le centenaire que la nation entière se prépare à fêter dans un élan unanime, justifiait encore la présence d’un membre du gouvernement à cette cérémonie.
Je suis heureux de rappeler ici, pour prendre un exemple particulièrement saisissant, dit-il, que sur les onze navires construits depuis la guerre par l’industrie française pour le compte de l’armement norvégien, six sont sortis des cales du Trait.
Je me suis laissé dire que ces navires, livrés à des armateurs de divers pays, avaient donné en service toute satisfaction à leurs armateurs et que la presse maritime étrangère elle-même avait, à plusieurs reprises, rendu hommage à la parfaite exécution de ces navires nés sur les rives de la Seine. Les Chantiers Worms ont ainsi contribué à soutenir ce juste renom dont jouit l’industrie française des constructions navales dans le monde.
Si les conditions d’ordre économique, et qu’on doit considérer comme passagères, rendent actuellement malaisée la tâche de nos constructeurs sur le marché international, pour la conquête des commandes, du moins importe-t-il de dire très haut que la valeur technique de nos chantiers et de nos ateliers nationaux, n’est point atteinte par ces fluctuations purement commerciales, et que ces difficultés inhérentes à la concurrence acharnée de l’industrie étrangère, n’atteignent en rien la qualité de notre main-d’œuvre, ce "fini" que l’on se plaît à reconnaître à la production française. »

★ ★ ★

Le premier voyage du Charles-Schiaffino fut pour Rouen, où il vint prendre cargaison de 6 500 fûts vides.
Mais avant d’emplir ses cales, la Maison Worms, agent de la Compagnie Schiaffino, avait voulu donner une brillante réception à bord.
Le 25 mars, ils avaient convié tout le monde maritime rouennais à la visite de cette magnifique unité.
A la coupée, M. Crétin, directeur de la Maison Worms, le commandant Richard, assisté de son premier officier, le lieutenant Yvon, recevaient les visiteurs.
Bientôt une affluence considérable se dispersa dans les différentes parties du navire, admirant sans réserves les appartements du château, les aménagements des officiers, les postes de d’équipages, les machines, la chaufferie, les spardeck, la TSF, les cales et les entreponts.
Au passage, nous recueillons des renseignements sur la future vie du navire.

[Image et légende] Le Charles-Schiaffino amarré au quai de la Bourse, à Rouen (photo Bouthémy) – voir PDF.

Il fera annuellement au moins douze fois la rotation Rouen-Alger.
Il pourra transporter à chaque voyage, environ 5 500 demi-muids pleins ou 7 000 vides. Ces cargaisons représentent respectivement 8 millions et 5 millions et demi. En sorte qu'au bout de son année, le Charles-Schiaffino pourrait totaliser une valeur de 170 millions de marchandises par lui transportées.
Un rythme de jazz-band entraînant guide les passagers provisoires et nous atteignons le pont sous le château où de multiples plantes vertes et des pavillons décorent joliment une manière de salle carrée d’au moins quinze mètres de côté, où d’imposants buffets sont dressés. Champagne, petits fours, sandwiches. C’est une sympathique cohue où se rencontrent et se saluent toutes les personnalités du port et du commerce maritime: MM. Albert Faroult, président de la chambre de commerce ; Geispitz, secrétaire ; Zachariasen, consul de Norvège ; Rasch, vice-consul du Danemark ; Crépin, conseiller municipal ; Athané, commandant du port ; Angelé, Carpentier, Greuzard, capitaines-visiteurs ; Cavelan, officier de port ; Lefèvre, inspecteur du Bureau Veritas ; Lagarde et Lemarchand, etc., etc. Les dames sont venues nombreuses et l’on danse avec entrain.
M. Crétin remercia fort éloquemment, au nom de M. Laurent Schiaffino, rappelé à Alger, les personnes présentes.
L’impossibilité matérielle d’inviter tout le monde au Trait fut l’origine de cette fête où les armateurs voulaient réunir chargeurs et réceptionnaires appelés à bénéficier des avantages du Charles-Schiaffino, qui est un lien de plus entre Rouen et l’Algérie.

 

[1] En diagonales, bleu en haut et bas, rouge à droite et à gauche, avec, en blanc, les initiales C. S. et une ancre.

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