1978.01.23.De Charles Duguet.Témoignage

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Le 23 janvier 1978

Ateliers et Chantiers de la Seine-Maritime

La Maison Worms avait eu l'occasion depuis sa création en 1848 de rendre service à l'État, en particulier en assurant des transports de ravitaillement pendant la guerre de Crimée. Elle répondit à nouveau favorablement, au cours de la Première Guerre mondiale, à la demande des pouvoirs publics qui recherchaient des investisseurs pour développer la construction navale en vue de pallier les destructions importantes de navires par l'arme sous-marine allemande et d'assurer la renaissance de la flotte de commerce une fois la paix retrouvée.

C'est ainsi que furent édifiés, entre 1917 et 1921, les Ateliers et Chantiers de la Seine-Maritime, au bord de la Seine, à égale distance des charmantes villes de Caudebec-en-Caux et de Duclair, au petit village du Trait qui ne comptait que trois cents âmes.

Le lieu avait été soigneusement choisi près des côtes de la Manche pour recevoir, en partie d'Angleterre, les approvisionnements qui faisaient défaut en France en raison de l'effort de guerre et de l'occupation du nord et de l'est du Pays. Le Trait est situé en aval de Rouen, là où le fleuve est suffisamment important pour pouvoir lancer les plus grandes unités concevables à l'époque et les conduire jusqu'au Havre, malgré les courants et la marée qui se fait sentir jusqu'en amont de Rouen. Une route nationale et une voie ferrée permettaient d'assurer l'acheminement des matières, produits et matériels nécessaires à la construction des navires.

C'est donc sur la commune du Trait que la Maison Worms implanta le fleuron industriel de sa couronne. Il y eut, simultanément, un nombre incalculable de problèmes à résoudre puisqu'il s'agissait de créer de toutes pièces, dans une région uniquement agricole, une industrie lourde en utilisant des moyens de production fort importants. Il fallut par exemple faire venir de la main-d'œuvre qualifiée de l'extérieur, c'est-à-dire de régions de construction navale. En fait, c'est surtout Dunkerque et Nantes qui fournirent l'état-major technique, les dessinateurs, agents de maîtrise et ouvriers professionnels, le personnel de bureau, d'administration, les ouvriers spécialisés et les manœuvres étant recrutés sur place.

Une école d'apprentissage, dont la renommée était très grande, a été créée dès l'origine et fonctionna sous l'égide et la responsabilité des Chantiers pendant toute leur existence. Elle a formé la quasi-totalité des ouvriers professionnels, agents techniques et dessinateurs des générations suivant celle de la création du Chantier. Les disciplines multiples enseignées, dessin, traçage des coques de navires, soudure, mécanique, électricité, travail du fer, du bois, etc. étaient sanctionnées par des diplômes d'État.

Parallèlement à la construction d'une quinzaine d'ateliers et d'une huitaine de cales, d'un appontement et d'un embranchement particulier, la Maison Worms commença l'édification d'une nouvelle ville, à proximité immédiate de l'ancien village, ce qui impliquait la mise en place d'un plan d'urbanisme avant l'heure, épousant le relief des lieux et respectant un très beau panorama. Il fallut prévoir un réseau de rues, l'implantation de locaux publics (chapelle, écoles, mairie, dispensaire, terrains de sport, place du marché, etc..) et d'immeubles (maisons individuelles et collectives) afin d'accueillir une population qui très vite représenta plus de 4.000 personnes.

Le plan d'ensemble, suivi sans retouches au cours des agrandissements successifs de la cité, s'inspirait de la structure vivante des petites villes si bien que la nouvelle agglomération donnait l'impression d'avoir un passé. Ses constructeurs avaient réussi à lui donner une âme en évitant le piège de certaines villes nouvelles des années 1950, qui ne sont malheureusement que des villes-dortoirs.

C'est grâce à l'impulsion de MM. Hypolite Worms et Georges Majoux, associés gérants, que les buts industriels fixés par le gouvernement purent être atteints dans un délai record, puisque le 29 novembre 1921 le premier navire, un cargo charbonnier de 4.700 tonnes, était lancé au Trait.

Il était nécessaire, en dehors de la construction de quelques 600 logements individuels et collectifs par la Société immobilière des Chantiers, de promouvoir l'accession à la propriété individuelle afin que la population prenne racine. A cet effet, les avantages de la loi Loucheur, ministre dans divers cabinets de Guerre et ensuite précurseur de talent en matière de financement de logements populaires, furent utilisés à plein pour favoriser la construction de pavillons individuels répartis dans le cadre harmonieux de la nouvelle commune. Ces efforts persistants ont abouti à la création d'une véritable cité-jardins aux coquettes maisonnettes de style normand, consacrée dans les années 1930 "première cité-jardins de France".

Les Chantiers ont été dans l'obligation d'assumer au départ la quasi-totalité des fonctions municipales, telles que voirie, adduction d'eau, enlèvement des ordures ménagères, squares et jardins, fonctionnement des écoles, y compris une école ménagère à audience régionale. Ils ont eu la sagesse de transférer, dès que les structures d'accueil furent en place, ces fonctions aux élus puisque leur action relevait d'une nécessité absolue et non pas d'un souci de s'immiscer, sous forme d'un paternalisme bon enfant, dans les affaires de la Cité.

Il convenait, d'autre part, que les Ateliers et Chantiers de la Seine-Maritime fissent très rapidement preuve de leur valeur, de la qualité de leur travail, pour occuper, dans la construction navale française, une position de premier plan puisqu'à cette époque seuls les chantiers anciens bénéficiaient, dans les milieux professionnels et dans l'administration, d'une renommée solide leur permettant de prétendre à la construction des unités les plus intéressantes. Le Trait brûla les étapes en réalisant progressivement des navires de taille plus importante et en diversifiant ses productions : à côté de cargos il se lança dans la construction de chalutiers, navires spécialisés, pétroliers et aborda sans complexe le domaine difficile de la marine de guerre.

Les navires militaires lancés au Trait, torpilleurs, contre-torpilleurs, sous-marins, ravitailleurs, etc. furent très vite appréciés par la marine nationale. A titre d'exemple le torpilleur "Le-Basque" lancé le 25 mai 1929, jaugeait 1.495 tonneaux, avait 107 mètres de longueur, une machine de 33.000 chevaux, ce qui était considérable pour l'époque, était doté de quatre canons de 130 m/m, de deux batteries anti-aériennes de 37 m/m et de deux tubes triples lance torpilles. Ce navire de guerre, qui portait un nom prestigieux et qui succédait à un vaisseau de ligne de quarante canons lancé en 1671 et à un brick de seize canons construit à Bayonne en 1808, figurait parmi les vaisseaux les plus rapides de la flotte.

Dans le domaine de la marine de commerce le Trait s'est signalé par des réalisations remarquables.

En 1933, le Chantier a construit le seul navire de recherches océanographiques français existant avant la guerre, le "Président-Théodore-Tissier".

En 1935, il a lancé le pétrolier "Shéhérazade" dont le port en lourd de 18.500 tonnes représentait un record mondial, ce qui peut faire sourire aujourd'hui devant les pétroliers géants de 500.000 tonnes ou plus.

A la veille de la deuxième guerre mondiale le Trait avait en quelque sorte rempli son contrat puisqu'environ 100 navires avaient été livrés à la satisfaction de sa clientèle.

Les Ateliers et Chantiers de la Seine-Maritime étaient la première entreprise du département par le nombre et la qualité de ses effectifs (de l'ordre de 1.500 personnes qui deviendront environ 2.000 personnes dans les années 1950).

La Deuxième Guerre mondiale vit la destruction par de nombreux bombardements alliés, les combats qui suivirent le débarquement et les sabotages des allemands en retraite, d'une grande partie des installations techniques et administratives des Chantiers. Au cours de cette période dramatique pour la ville du Trait qui subit d'importants dégâts, les Chantiers réussirent pratiquement à ne livrer aucun navire aux autorités d'occupation, à l'exception d'un sous-marin qui était sur le point d'être lancé lors de l'armistice et d'un ravitailleur d'escadre "Ostrieland" qui fut récupéré à la libération et reprit son nom d'origine "Charente".

Les autres unités militaires en construction ne furent jamais lancées, les Chantiers arguant constamment de difficultés de tous ordres, la plupart suscitées par eux, pour retarder leur achèvement.

C'est donc la tête haute qu'après la libération le Trait pansa ses blessures.

Pendant les tristes heures de l'occupation les ingénieurs n'étaient pas restés inactifs en ce sens qu'ils avaient réfléchi aux moyens à mettre en œuvre après la Libération pour créer un nouveau chantier digne de prendre en charge les traditions de sérieux et d'efficacité de l'ancien et d'assurer la pérennité du renom de ses constructions.

La préfabrication de blocs métalliques destinés à constituer par assemblage sur cales les coques des navires fut organisée à l'atelier de tôlerie dont les dimensions, la structure, le déroulement des tâches reposaient sur des conceptions nouvelles tenant intégralement compte de la substitution de la soudure au rivetage. De nouvelles cales plus grandes, desservies par de puissantes grues, et un quai d'armement de 210 m de long témoignaient de la résurrection à plus grande échelle des Chantiers.

Le Trait a bénéficié pour son développement de l'expérience des armements dépendant de la Maison Worms, en particulier de la Nouvelle Compagnie havraise péninsulaire et la Société française de transports pétroliers, fondée peu avant la Deuxième Guerre mondiale à la demande du gouvernement pour assurer une certaine indépendance en matière d'approvisionnement de produits pétroliers.

Les contacts, la large concertation entre les ingénieurs du Trait et ceux de l'armement de la Maison Worms, assurèrent aux Chantiers une position enviée en matière technique. A titre d'exemple ils furent parmi les premiers à substituer à bord des navires de commerce le courant alternatif, plus économique, plus sûr et plus efficace, au courant continu, et les tout premiers dans le monde à construire des navires automatisés fonctionnant sans personnel dans la salle des machines (cargos "Ville-de-Bordeaux" et "Ville-de-Dunkerque" lancés en 1965).

Après la libération la clientèle de l'Armement Worms resta importante ce furent les livraisons des navires pétroliers "Champagne", "Beauce", "Languedoc" pour la Société française de transports pétroliers, unités dont le port en lourd était proche de 20.000 tonnes et des cargos "Nossi-Bé", "Ville-de-Djibouti", "Ville-de-Rouen", "Ville-de-Dunkerque", "Ville-de-Nantes", "Ville-de-Brest", "Ville-de-Bordeaux", "Ville-de-Lyon", "Ville-d'Anvers" pour la Nouvelle Compagnie havraise péninsulaire, unités variant de 7.000 à 15.000 tonnes de port en lourd.

Entre 1945 et 1966 les Chantiers ont livré peu de navires militaires puisqu'il s'agissait de reconstruire surtout la flotte de commerce et de faire face aux extraordinaires progrès des échanges mondiaux, mais il convient de citer parmi les navires de guerre le sous-marin "Morse" de 1.640 tonnes en surface et 1.910 tonnes en plongée, livré en mars 1960, l'une des unités les plus modernes de l'époque, deux sous-marins pour le Pakistan et des dragueurs de mines ayant donné toute satisfaction aux utilisateurs.

Parmi les navires de commerce la diversification a été accentuée puisqu'en dehors de pétroliers, de cargos, il a été construit des minéraliers, navires polythermes, car-ferries, chalutiers congélateurs, pousseurs, etc.

Comme d'autres chantiers, le Trait exerçait également, en vue d'équilibrer l'emploi des équipes, des activités terrestres de mécanique et de chaudronnerie lourde ou moyenne. Citons entre autres l'exploitation d'une licence (Chicago Bridge and Iron Company) de conserve avec les Constructions métalliques de Provence à Arles, qui consistait à fabriquer et monter des toits flottants métalliques pour les réservoirs d'hydrocarbures des raffineries. Ces toits suivaient le niveau du liquide stocké pour éviter des pertes importantes par évaporation.

Les Chantiers du Trait, à l'instigation de M. Robert Labbé, associé gérant, qui en était le président depuis qu'ils avaient été filialisés après la Libération, se sont lancés à l'assaut des techniques cryogéniques en vue de transporter des gaz liquéfiés dont le méthane.

Les ACSM firent équipe avec les Forges et Chantiers de la Méditerranée, le Trait pour la coque et Méditerranée pour la propulsion, dans la compétition que se livrèrent les Chantiers de l'Atlantique, les Chantiers de France et de Dunkerque et l'association ACSM/FCM.

Les Chantiers procédèrent à l'étude du transport du méthane liquide sur le navire expérimental "Beauvais", liberty-ship mis à leur disposition par la Société Méthane Transport spécialement créée à l'initiative de M. Robert Labbé pour financer des expériences en mer.

A la suite de cette confrontation les Ateliers et Chantiers de la Seine-Maritime furent choisis pour construire le premier navire méthanier français et aussi le premier navire méthanier au monde mettant en œuvre des techniques absolument nouvelles.

Les Chantiers du Trait ont opté pour un matériau qui venait d'être mis au point par les Aciéries françaises, l'acier à 9% de nickel et à très basse teneur en carbone et dessiné des cuves de forme essentiellement cylindrique dont la conception géométrique permettait de réduire au maximum leur poids et le coût des pièces destinées à les maintenir en place.

L'isolation, problème capital puisque le méthane est transporté à la température de 161 degrés au-dessous de zéro et à la pression d'un bar, fut assurée, soit par des matériaux modernes tels que le Klegecell, fixé selon des dispositifs spéciaux mis au point par le Chantier, soit par de la perlite, isolant pulvérulent.

C'est ainsi que fut construit le "Jules-Verne", navire de 201 m de long destiné à transporter entre Arzew, terminal d'Hassi-R'Mel, 25.500 m3 de gaz liquide par voyage, ou 15.300.000 m3 de produit gazeux. Le "Jules-Verne", lancé le 8 septembre 1964, a permis d'assurer une grande partie des besoins de la capitale, le gaz liquide déchargé au Havre étant re-gazéifié dans ce port, acheminé par pipe dans la région parisienne et stocké dans les réservoirs naturels souterrains de Beynes, dans les Yvelines.

Pendant la construction du "Jules-Verne", les Chantiers expérimentèrent une technique intégrée à membrane en invar dont la conception devait permettre une construction plus facile et plus économique de méthaniers de grande capacité dont on pouvait, à l'époque, prévoir la commande dans un avenir assez proche.

Les Chantiers du Trait ont dû disparaître dans le cadre de la politique que le gouvernement s'était fixée en matière de construction navale et qui, dès le Livre blanc de 1959, envisageait le regroupement en quelques grands chantiers des activités navales françaises. Ils furent absorbés par voie de fusion par les Chantiers de la Ciotat en mai 1966. Toute activité navale a aujourd'hui disparu au Trait. Il reste quelques activités métallurgiques et de petites entreprises faisant appel à de la main-d'œuvre non spécialisée.

Les techniques "gaz" des Chantiers ont survécu à la disparition de la construction navale au Trait puisqu'elles ont été recueillies et perfectionnées par la société Gaz-Transport qui a donné naissance à une nouvelle génération de navires méthaniers à cuves intégrées. En 1978 environ 40% des navires méthaniers en service et en commande sur la planète ont été construits sur les licences Gaz-Transport, dont le succès mondial repose sur une très grande fiabilité de conception et un coût économique de mise en œuvre.

Le Trait, dont la population était de l'ordre de 7.000 habitants en 1966, représente une très belle page dans le Livre de la Maison Worms. Si la réussite industrielle relève du passé, il reste une cité agréable qui témoigne de l'esprit créateur de notre Maison.

Située dans un cadre prestigieux chargé d'histoire puisque Saint-Wandrille et Jumièges ne sont qu'à quelques lieues, la ville du Trait connaîtra certainement de beaux jours après l'actuelle période de repli sur elle-même.

C'est le vœu de ceux qui ont servi la Maison Worms dans le dur et beau métier de constructeur de navires et qui ont dû quitter cette ville attachante, tel le navire se séparant à jamais de son ber de lancement.

[Signé :] Ch. Duguet

Ancien secrétaire général des ACSM

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