1928.05.22.Du Courrier normand.ACSM.Syndicat des journalistes professionnels

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Canton de Duclair
« Nous avons fait un beau voyage »
Avec l’Association syndicale des journalistes professionnels au Trait »

Une magnifique réception à l’occasion du lancement du pétrolier "Orkanger"

L’Association syndicale des journalistes professionnels de Normandie, qui avait tenu samedi après-midi sa réunion générale annuelle dans la vaste salle de la bibliothèque du Journal de Rouen, où les frères Lafond avaient réservé à leurs confrères un accueil des plus cordiaux, se rendait dimanche au Trait.
Nos confrères y étaient conviés par les établissements Worms et Cie, qui les avaient, depuis longtemps déjà, invités à visiter leurs vastes chantiers et à assister au lancement du pétrolier "Orkanger".

Les chantiers du Trait

C’est en 1917, malgré toutes les difficultés de main-d’œuvre, de matières premières et de transports qui régnaient alors que la maison Worms et Cie fonda, dans la petite commune du Trait, les Ateliers et Chantiers de la Seine-Maritime et en poursuivit l’édification avec une telle ardeur que, le 29 novembre 1921, en présence de M. Rio, sous-secrétaire d’État à la marine marchande, on lançait le premier bateau.
Depuis cette époque, malgré la crise terrible qui a atteint les constructions navales, l’activité des Ateliers et Chantiers de la Seine-Maritime ne s’est pas ralentie, ainsi que le montre la liste des navires construits : vapeurs charbonniers "Capitaine Bonelli", "Chef Mécanicien Armand-Blanc", "Capitaine Le Diabat", "Capitaine Prieur", "Capitaine Edmond-Laborie", "Dionée" ; vapeurs de charge "Vaccarès", "Léoville", "Sauternes", "Barsac", "Cérons", "Château Lafite", "Château Yquem" ; remorqueur "Balidar" ; cargos "Léo", "Lynx" ; navire mixte "Nova" ; cargos "Lucie-Delmas", "Rennes", "Saint-Éloi" ; paquebot "Fleurus" ; cargo "Soroka" ; chalutiers "Adriatique", "Caucasique" ; cargo "Keret" ; chalands à moteur "Marne", "Meuse", "Seine", "Moselle" ; pétrolier à moteurs "Le-Loing", auxquels nous pouvons à présent ajouter le pétrolier "Orkanger", dont nous parlerons plus longuement tout à l’heure.
Outre ces bâtiments importants, les Ateliers et Chantiers de la Seine-Maritime ont construit un nombre imposant de chaudières et de machines marines et assurent actuellement l’exécution d’un programme de construction qui comprend encore huit bateaux.
Ces renseignements laissent supposer l’importance des ateliers, que nous avons eu la bonne fortune de visiter.

Ah ! qu’il est joli leur village !

Faisons un tour dans la coquette ville neuve dont les maisons aux toits de tuiles rouges, habitations normandes d’importance variable, mais toutes claires et coquettes, entourées de jardins soignés, paraissent joyeuses quand même malgré le temps maussade. Que ne sommes-nous aux jours ensoleillés et parfumés des fêtes de la rose ou du dahlia !
Mais quelque défavorable que soit l’écrin grisâtre, regardons avec plaisir l’œuvre d’art qu’il renferme et qui, paraît-il, n’est pas terminée.
Pour résoudre le problème du logement, posé par l’accroissement énorme de la population du Trait, passée de 380 habitants à 3.000 environ, une Société immobilière a été fondée sous les auspices des Ateliers et Chantiers de la Seine-Maritime et de nombreuses maisons ouvrières ont été édifiées, plus de 600 à l’heure actuelle. La cité couvre 200 hectares environ et une impulsion considérable a été donnée aux jardins ouvriers.
La cité du Trait comporte les œuvres sociales les plus diverses : cours professionnels, école ménagère, écoles de garçons et de filles, dispensaires, bibliothèques, atelier de confection pour l’utilisation de la main-d’œuvre féminine, société de secours mutuels, œuvre des bourses scolaires, sociétés de musique et sociétés artistiques, sociétés sportives avec stade et terrain de football, coopératives d’alimentation et restaurant ouvrier, fermes modèles, etc.
Mais il faudrait tout entendre des renseignements que l’on nous donne et des éloges que l’on nous fait de cette ruche ouvrière, où les établissements Laporte, d’accord avec la maison Worms, viennent de créer une usine modèle de confection, dotée des derniers perfectionnements et construite sur les données modernes de l’hygiène et du confort, qui emploie la main-d’œuvre féminine, tout en laissant aux mères de familles les possibilités d’assurer les soins indispensables du ménage. Il y a là un synchronisme du travail qui mériterait une plus longue étude et qui, en tous cas, mérite de sérieux encouragements ; mais l’heure nous presse et déjà s’avancent les préparatifs du lancement.

Le lancement de l’"Orkanger"

Nous montons en hâte à la tribune décorée de drapeaux, où MM. Hippolyte Worms, Barnaud, directeur général ; Nitot, secrétaire général ; Prado [Pradeau], directeur commercial ; Vince, directeur de la construction, et leurs principaux collaborateurs reçoivent leurs invités, parmi lesquels nous notons la présence de MM. Roux, président du Conseil de préfecture interdépartemental, représentant M. le préfet de la Seine-Inférieure ; le général Charpy, commandant le 3e CA, et son officier d’ordonnance, le capital Gaillard d’Aillières ; Quesnel et Rimbert, députés ; Zachariasen, consul de Norvège à Rouen ; Barillon, ingénieur en chef, et Soleil, ingénieur des ponts et chaussées ; Athané, commandant du port de Rouen ; Fultot, pilote-major ; Eugène Le Grand, conseiller général ; Wairy, de Malartic, conseillers d’arrondissement ; Ardant, secrétaire général de la Société générale ; J. Latham, administrateur délégué, et de Neuflize, président de la Société industrielle de Caudebec ; Delmar, directeur de l’usine de La Mailleraye ; de Quinsé, ingénieur de la maison Schneider ; Paulme, conservateur du musée d’art normand ; Vernier, directeur des chantiers de Normandie ; Charles Leroux, maire de Caudebec ; Joseph Coddeville, conseiller municipal d’Yvetot ; Laporte, Campard, Lambert, etc. etc.
Tous les excursionnistes de la presse normande sont là également, entourant les membres de leur bureau : MM. Émile Morière, président ; Jean Lafond, vice-président ; Alphonse Petit, secrétaire général ; Hollaënder, secrétaire adjoint ; Gaudry, trésorier.
À grands coups de béliers s’effondrent les pyramides de pièces de bois qui tiennent latéralement la coque, puis les derniers étais tombent, sapés à grands coups de hache ; l’heure approche et les abloches disparaissent une à une sous les coups redoublés des masses. Le navire repose maintenant sur son ber de lancement et c’est le baptême ; la toute charmante marraine, Mme Eversen, fort émue, lance vers le navire la bouteille de champagne, qui pend le long de l’étrave, suspendue à un ruban tricolore. Hélas, elle a manqué son coup et déjà le bateau glisse ; elle pousse un « mon Dieu » désolé mais rien n’est perdu, car un voisin aimable a saisi la bouteille au vol et la lance avec force sur la coque, où elle répand sa mousse pétillante.
L’Orkanger glisse majestueux et pénètre dans l’élément liquide, sur lequel il se balance avec une grâce imposante, retenu près de la rive par des caisses de lancement lourdement chargées de gueuses, qui ont freiné son élan. Les applaudissements de milliers de spectateurs venus d’un peu partout et juchés sur tout ce qui peut constituer un observateur de fortune, échelles des grues, plateformes, piles de bois, saluent cette impeccable mise à l’eau, cependant que les sirènes et les sifflets font retentir les échos d’alentour.
Les Abeilles 11 et 22 du port du Havre prennent le navire en poupe et en proue pour le conduire à Rouen, où sera terminé l’aménagement de ses machines, et c’en est fini de cette émouvante cérémonie.

Le déjeuner

À l’issue du lancement, la maison Worms avait convié ses invités à un déjeuner qui ne réunissait pas moins de 300 convives dans la vaste salle du réfectoire, coquettement décorée de drapeaux, de guirlandes et de fleurs superbes.
Le coup d’œil d’ensemble sur ces tables nombreuses, autour desquelles l’élément féminin apportait le charme de sa grâce, était vraiment superbe. La chère fut exquise et copieuse, les vins des meilleurs crus et le service parfait.

Discours de M. Worms

Au champagne, M. Hippolyte Worms prit le premier la parole et déplora l’absence de M. Westfal Larsen, propriétaire du nouveau navire, empêché par la maladie ; de M. le ministre de Norvège, de M. le préfet, de MM. Brindeau et Levasseur, et présenta les excuses de M. André Marie, nouveau député de la circonscription, retenu à Barentin, et auquel il adressa ses meilleurs vœux pour une brillante carrière.
Puis il salua en termes élégants les personnalités présentes, remercia la charmante marraine, le général Charpy, les députés Quesnel et Rimbert ; Zachariasen, consul de Norvège ; Barillon, ingénieur en chef des PC ; de Quinsé, constructeur des appareils moteurs ; tous les ingénieurs et le personnel des chantiers, dont il loua la précieuse collaboration.
Il se réjouit ensuite de trouver autour de lui les représentants de la presse normande, particulièrement bien placés pour faire apprécier les choses maritimes, et il fournit quelques renseignements sur l’Orkanger, le plus grand bâtiment construit aux Chantiers de la Seine-Maritime et le plus important fourni par un chantier français à l’étranger. Sur onze navires construits en France pour la Norvège, six sont sortis des chantiers du Trait.
Et il ajoute plaisamment que, si MM. Westfal Larsen étaient ici, ils pourraient peut être se plaindre du retard apporté à la construction, mais, dit-il, les beaux bateaux sont comme les jolies femmes, ils savent se faire attendre.
M. Worms signale également que l’Orkanger est pourvu du plus important moteur Diesel construit en France (4.250 CV) et indique que la Compagnie générale transatlantique va construire un paquebot du type du "De Grasse", muni d’un moteur de 28.000 chevaux.
Il est curieux de constater la lutte entre les deux méthodes : vapeur ou moteur à explosion. L’Allemagne, patrie du Diesel, semble revenir à la vapeur, alors que d’autre nations, la Norvège, entre autres, font une large place au moteur Diesel. L’"Orkanger" vient donc à son heure et l’orateur termine en lui souhaitant une brillante carrière et en levant son verre à la Norvège, à MM. Westfal Larsen, à la gracieuse marraine et à tous les amis.

Discours de M. Roux

M. Roux, président du Conseil de préfecture interdépartemental, présente d’abord les excuses de M. Ceccaldi, préfet de la Seine-Inférieure, et félicite très chaudement la direction des chantiers de la Seine-Maritime de la belle prospérité de leurs établissements et de la parfaite harmonie qui règne entre les différentes œuvres sociales qu’elle a su créer, preuve tangible de l’union du capital et du travail, qui mérite tout l’encouragement des pouvoirs publics et il lève son verre au personnel tout entier des établissements Worms.

Discours de M. Rimbert

M. Rimbert, député, président de la commission de la marine marchande, parle à son tour et dit son plaisir de voir que l’"Orkanger" superbe portera à l’étranger le bon renom de la construction navale française et il en remercie la maison Worms, dont il loue la puissance de production et la perfection du travail.
Les efforts considérables accomplis au Trait méritent les remerciements de la marine marchande et de la France tout entière.
La France, ajoute-t-il, doit rester une nation maritime, ses 2.700 kilomètres de côtes l’y obligent et, si la crise d’armement depuis la guerre n’a pas toujours retenu comme il convenait l’attention des pouvoirs publics, il importe qu’on s’y intéresse ; 85 % du montant des frets restent en France et sont dépensés en France et il réclame des lois plus favorables pour les constructions navales, en exprimant l’espoir que celle sur le crédit maritime donnera d’heureux résultats et favorisera à la fois la construction et l’armement, qui sont solidaires. Il souhaite aussi, en raison de l’activité de la marine marchande, le rétablissement du sous-secrétariat d’État, voire même la création d’un ministère de la marine marchande et termine en levant son verre en l’honneur de M. Worms, à la prospérité des chantiers et à la santé de tous les collaborateurs.

Discours de M. Zachariasen

Le distingué consul de Norvège à Rouen exprime tout d’abord les regrets de M. Westfal Larsen et de M. l’ambassadeur de Norvège de n’avoir pu assister à cette cérémonie, puis, après avoir complimenté la maison Worms, il cite un article d’un journal norvégien relatant qu’un navire précédemment construit au Trait avait supporté sans encombre les assauts d’une furieuse tempête, alors que d’autres bâtiments se comportaient de façon moins heureuse.
Il adressa des éloges sans réserve à M. Worms, à M. Nitot et à leurs dévoués collaborateurs et leva son verre à la prospérité des établissements et à la population du Trait.

Discours de M. Morière

C’est au dévoué président de l’Association des journalistes de Normandie, M. Morière, qu’il appartenait d’exprimer la reconnaissance de ceux-ci pour la superbe réception qui leur avait été réservée et tout l’intérêt qu’ils avaient pris à cette belle manifestation, qui leur avait permis d’apprécier l’œuvre formidable accomplie par la maison Worms.
Il évoqua ensuite le but de concorde poursuivi par l’Association et se plut à constater les parfaites relations qui unissent les journalistes de Normandie qui, même pendant la période électorale, ne se sont pas départis de la correction la plus cordiale.
Puis il salua les représentants de la Norvège, qui ont les mêmes ancêtres que les Normands, à qui les unissent des liens de solidarité et d’amitié, et il termina en levant son verre à M. Worms, à M. Nitot et à tous leurs collaborateurs.
Ainsi fut close la série des discours qui furent tous salués des applaudissements de l’assistance.

Un gentil concert

Mais les Ateliers et Chantiers de la Seine-Maritime, qui savent recevoir, avaient tenu à offrir à leurs hôtes un concert charmant, donné par les différents groupements artistiques des établissements.
C’est ainsi que nous eûmes le plaisir d’entendre une fort bonne harmonie : « La Lyre des Ateliers et Chantiers de la Seine-Maritime », dirigée de main de maître par M. Marson, qui exécuta de façon parfaite Saint-Cyrienne, pas redoublé de Houziaux ; France, ouverture de V. Buot, qui fut l’occasion d’un incident comique ; en effet, l’andante du début présentant quelque analogie avec l’hymne norvégien, que peu des assistants connaissaient, la salle tout entière se leva, suivant l’exemple d’on ne sait qui, et écouta religieusement de longues mesures ; mais, tout à coup, le mouvement changea, un solo dessina un motif nouveau, et l’harmonie continua sur un rythme différent ; il y avait erreur, ce n’était pas l’hymne norvégien et chacun se rassit et riant de la méprise.
Nous eûmes d’ailleurs, quelques instants plus tard, l’audition du véritable hymne norvégienn de Fernand Petit, et M. Zachariasen, très touché, s’écria : « Très bien, très bien et merci ».
Les jeunes filles de l’Estudiantina, tout de blanc vêtues, se firent ensuite entendre dans un chœur de Quignard, Bonjour mignonne, et dans un morceau pour mandolines : L’hiver, de Granger. Elles obtinrent un fort joli succès, ainsi que leur chef, M. Marson ; M. Morière fit battre un ban en leur honneur.
Nous entendîmes ensuite un chœur à deux voix : Sur les flots bleus, de Stragelli, par les enfants de l’école ménagère, qui soulevèrent de légitimes applaudissements et font honneur à leur professeur de chant, Mme Lécuyer.
Et, pour terminer ce gentil programme, les pupilles de l’Union sportive du Trait, cocassement costumés à l’américaine, exécutèrent un ballet fort bien réglé par M. Lécuyer et accompagné par un trio : piano, violon et violoncelle.
Ce fut une fin de fête charmante et chacun se sépara enchanté de la journée si agréablement passée en excellente compagnie, grâce à la large hospitalité de la maison Worms, que nous tenons à remercier une fois encore.
Quelques-uns de nos confrères quittèrent Le Trait en voiture ou en autocars ; mais la plus grande partie put constater tout à son aise le confort et la rapidité du train de Caudebec à Barentin, que Paul Girardeau peignait il y a quelques jours en termes d’un humour plaisant.
 

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