1941.12.23.De Georges Malandain, matelot de 1ère classe-canonnier sur le Cérons

Copie

NB : Ce document est reproduit à la fin du texte. 

Récit de la campagne de guerre 1939-1940 du patrouilleur 21 ex s/s "Cérons"

et des circonstances qui causèrent sa perte le 12 juin 1940, devant Veules-les-Roses (S.I.), raconté par le matelot de 1ère classe - canonnier Malandain Georges - matricule 6010-37-I, pour servir au commandant JR Denis, de la compagnie Worms, à défendre les intérêts du commandant du "Cérons" devant le Conseil de guerre.
Le P.21 ex s/s "Cérons", de la Compagnie Worms, transformé en patrouilleur et armé au Havre, quitta ce port, en novembre 1939, commandé par l'enseigne de 1ère classe, capitaine au long-cours, M. L. Éve.
Après Cherbourg, où fut complété son armement, il partit pour Brest et commença ses convois et patrouilles dans l'Atlantique et la Manche.
Jusqu'en mai 1940, malgré de nombreux jours de mer, aucun fait intéressant n'a été enregistré. Pas le plus petit sous-marin au fond, malheureusement.
En mai, après un complément de munitions et changement des fusées, nous avons appareillé pour Dunkerque, en compagnie du "Sauternes* (P. 22) et d'un autre bâtiment pour escorter un convoi de 4 bateaux marchands. En passant devant Calais, nous avons essuyé le feu de l'ennemi. Nos trois patrouilleurs ont bombardé la côte d'où paraissaient venir les coups de feu et arrêté le tir de l'adversaire.
En arrivant à Dunkerque, le soir même, un de nos bâtiments marchands sauta et nous fûmes attaqués par un avion.
Les jours qui suivirent furent très durs, les avions piquaient et bombardaient, nous ne quittions pas le poste de combat et tirions presque sans arrêt.
Notre officier en second, M. Groussel, jeune enseigne de 2ème classe était très brave et calme et nous remontait le moral par son exemple.
A fin mai, après le départ des Anglais, nous avons embarqué des troupes françaises et les avons évacuées sur Cherbourg; dans le chenal qui part de Dunkerque nous avons bien failli y rester.
Nous sommes repartis de Cherbourg pour Douvres, d'où nous avons appareillé pour une mission en mer du Nord.
Le 4 juin, en compagnie d'autres patrouilleurs, nous avons convoyé sur Cherbourg tous les bâtiments qui étaient mouillés devant Douvres.
Le 8 juin, appareillage pour Le Havre, où nous avons débarqué un canon anti-char et des matelots de Cherbourg.
L'après-midi du 9 juin, nous avons ravitaillé en munitions de 37 m/m le cuirassé "Paris" qui était en rade. La police navigation du Havre nous obligea à rentrer dans le port, nous y rembarquâmes le canon et les matelots et des civils havrais - fonctionnaires et affectés spéciaux. Le commandant eut la bonté de m'envoyer chercher et d'embarquer ma femme.
Le 10 juin, arrivée à Cherbourg, débarquement des Havrais et appareillage à nouveau pour Le Havre.
Le 11 juin, toute la journée accostés au Quai Joannès Couvert. L'après-midi, tir de DCA. Nous avions, je crois, ordre d'attendre les Allemands et de leur tirer dessus.
Enfin, le soir, nous reçûmes l'ordre d'appareiller pour Saint-Valéry-en-Caux et de participer à l'embarquement des troupes acculées à la côte.
Le 13 juin, au petit jour, nous mouillâmes devant Veules-les-Roses, où de nombreux soldats nous attendaient au pied des falaises ; aussitôt, sous les ordres de M. Bargain, battre principal, toutes les embarcations du bord, y compris une grande chaloupe prise au Havre, furent mises à l'eau et nous commençâmes à embarquer notre monde. Très vite le bateau fut plein.
Les Allemands tiraient sur les hommes, les canots et sur nous.
D'autres bâtiments mouillés autour de nous embarquaient également ; toutes ces manoeuvres étaient faites à l'aviron.
Nous étions naturellement au poste de combat et avions commencé le tir sur Saint-Valéry d'où venaient les coups de feu. Le commandant allait faire lever l'ancre quand il s'aperçut que le bateau, lourdement chargé, ne flottait presque plus.
Il fallut, tout en continuant de tirer, débarquer tous nos soldats et les transporter sur d'autres bateaux. Nous jetions à l'eau diverses choses inutiles pour essayer de faire flotter. Le commandant réussit seulement à placer le bateau perpendiculairement à la côte, l'avent vers le large ; il fit envoyer une aussière au "Sauternes" qui voulait bien nous déhaler ; il ne put seul ; le commandant demanda au chalutier "Caporal-Peupeot" de nous aider. Le chalutier refusa sous prétexte que sa machine fonctionnait mal.
Depuis le débarquement des soldats nous avions remonté les échelles de cordes et défendions à d'autres soldats d'embarquer. Ces malheureux, dont beaucoup étaient affolés, montaient tout de même à l'abordage, d'autres se noyaient, d'autres étaient tués.
Nous étions totalement échoués, il fallut rentrer l'aussière du "Sauternes" et voir partir tous les bateaux.
Le "Cérons" est resté seul, les soldats embarquaient toujours, c'était plus facile, la mer avait beaucoup baissé.
Nous avions presque autant de soldats à bord que la 1ère fois. Ces malheureux, Français et Anglais, se croyaient en sûreté car ils ignoraient notre triste sort.
Le tir continuait plus rapide, nous étions la seule cible et l'ennemi l'avait belle, ses chars et son artillerie étaient en haut des falaises ; étant perpendiculaires à la côte, nous tirions avec nos quatre pièces de 100 m/m. Exhortés par nos officiers, nous tinrent le coup plusieurs heures ; je n'ai pas besoin de vous le dire, rien dans le ventre et la mort dans l'âme. Les pièces trop chaudes fonctionnaient mal ; il fallait les refroidir, démonter les culasses, les graisser, etc., les munitions diminuaient, des obus éclataient sur le pont et des hommes tombaient. A un moment donné, du gaillard d'avant où je servais à la pièce de tribord, on demanda aux officiers ce qu'on allait faire, les embarcations se baladaient sur l'eau, les unes la quille en l'air, d'autres sans avirons. Le lieutenant, qui était sur la passerelle où se marquaient les balles de mitrailleuses, nous répondit calmement : "Continuez, faites comme moi et attendez !".
Nous avons continué. En passant, j'aime mieux vous dire que les Allemands, qui pouvaient se déplacer, ne paraient pas tous nos coups et ils en ont reçu.
Finalement, les mises de feu fonctionnaient mal ; notre pointeur Meyer criait "Feu" et le Maître Chançard faisait feu en introduisant un tournevis. Notre pièce ne revint plus en batterie. Les autres devaient être également mal en point.
Enfin, on cria l'ordre d'abandon. Le matériel fut démoli et chacun se tira comme il put.
Avec quelques collègues nous vîmes contre le bord une baleinière avec les hommes de son armement. Maître Fournier était dedans, nous nous y affalâmes à l'aide d'un bout ; quand l'embarcation fut pleine nous étions 14, dont 2 soldats et personne ne venant plus de notre côté, nous avons poussé vers le large. Peu de temps après avoir poussé, une grosse explosion se produisit à bord.
Comme vous le verrez dans ma lettre écrite au commandant, nous avons eu encore des victimes et bien du mal à nous en tirer. Nous avons retrouvé le youyou avec 4 hommes. Ces hommes avaient été chargés par le commandant de rassembler les canots et de les amener le long du bord. Le moment était si critique, les barques coulaient, etc., que ces hommes ne purent approcher ; voyant l'abandon du navire, ils partirent vers le large.
Cette histoire est un peu longue, je me rappelle de cela comme si j'y étais encore.
Je ne me souviens pas de la distance que nous étions de la terre et je ne suis pas assez technicien maritime pour discuter les causes de l'échouage du "Cérons".
En tous cas, je tiens à faire ici l'éloge de notre commandant, M. Éve.
Ce père de famille était volontaire pour les missions périlleuses. Il accomplissait son devoir comme un officier de Marine doit le faire. Il voulait de la discipline à son bord, s'il avait du mal avec nous au mouillage, par exemple, il sait bien qu'aux coups durs il nous avait dans la main. Son bateau était le plus propre de l'escadrille.
Je suis très heureux qu'il n'ait pas été tué, mais fait prisonnier.
Le Lieutenant, M. Grousselle, était très brave également et très calme à son poste de commandement de tir.
M. Bargain, le maître principal, digne d'éloges aussi. J'estime que du commandant, des sous-officiers et des hommes, tout le monde a fait son devoir et je ne crois pas que d'autres équipages auraient pu faire mieux.
J'ai oublié de signaler que le "Cérons" était très fatigué, la machine tournait mal et nous devions aller en réparation dans l'arsenal au moment où nous montions sur Dunkerque. Nous avons dû plusieurs fois alimenter à l'eau de mer.
Fait au Havre, le 23 décembre 1941.
Signé G. Malandain
15, rue Robert de la Villehervé
NB. Jusqu'au bout nous espérions l'arrivée d'un navire de guerre qui aurait pu nous épauler, nous aurions pu ainsi attendre la marée et, peut-être, partir.

Le Havre
23 décembre 1941
Vu pour légalisation de la signature de M. Malandain
Le Maire


Retour aux archives de 1941