1944.09.26.De Gabriel Le Roy Ladurie.Fresnes.Dossier

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NB : Dossier constitué de 5 notes numérotées de "I" à "IV" + "Conclusion".

I. La Maison Worms après l'armistice
Le 29 juin, je suis de retour à Paris.
Juillet, août, septembre se passent à faire rentrer les Services, à remettre de l'ordre, à reprendre contact avec nos clients. Dans toute cette période, aucune rencontre avec aucun Allemand.
En octobre, attaques forcenées contre nous dans la presse (Paris-Soir, Paris-Midi, principalement) d'abord à Paris, puis dans les journaux de province alimentés par Inter-France, plus tard dans les feuilles d'Outre-Rhin - écho à Radio-Paris.
Notons dès maintenant que, durant toute l'occupation, nous serons absolument le seul établissement bancaire à être périodiquement et avec ténacité dénoncé et attaqué par la presse d'occupation, dans les meetings des partis politiques soudoyés par les Allemands.
Devant de pareilles violences, il n'y a pas à s'y tromper - de sources bien informées, je reçois d'ailleurs des avertissements formels - : l'occupant a décidé la liquidation de la Maison française presque centenaire dont nous avons la charge.
Fin octobre, sur un ordre particulier du G.Q.G. du Maréchal von Brauchitz, un capitaine allemand, von Ziegesar, nous est imposé comme administrateur avec pouvoirs illimités. Mesure, pour cette période de l'occupation, d'une brutalité inouïe - toute entreprise bancaire n'ayant ni notre standing moral, ni nos assises matérielles en eut été touchée à mort - mesure enfin qui, dans sa sévérité, est à ma connaissance demeurée unique : aucun autre grand établissement financier français, jusqu'au dernier jour de l'occupation, n'ayant été mis sous la tutelle d'un commissaire-gérant allemand.
Quelles pouvaient être les origines de ces violences ?
On peut en discerner trois différentes :
1/ la question dite "raciale",
2/ nos liens britanniques,
3/ l'hostilité de certains milieux politiques français.
Question dite "raciale"
Au regard des ordonnances allemandes, puis de la législation française, la question Worms se présente comme suit : société en nom collectif et en commandite simple, Worms a :
trois associés-gérants
et de nombreux commanditaires.
a. Associés-gérants
Le premier est M. Hypolite Worms, de père israélite et de mère aryenne. Les ordonnances en font un "demi-juif". Mais, comme par suite de la destruction des archives de la Chapelle-en-Serval en 1914, son extrait de baptême ne peut être retrouvé, nos adversaires ne cesseront de contester sa qualité de catholique. Jusqu'au dernier jour, ils protesteront contre le scandale d'un non-aryen à la tête d'une grande maison française.
Le deuxième associé est M. Michel Goudchaux, qui se trouvait indiscutablement classé dans la catégorie des Israélites à 100%.
Le troisième est M. Jacques Barnaud : aucune question raciale.
b. Commanditaires
Les ordonnances allemandes prévoient que l'existence, dans une société en nom collectif, d'un gérant israélite, la fait considérer comme juive. Monsieur Goudchaux a démissionné en octobre 1940. Mais cette démission est sans effet aux termes des règlements de l'armée d'occupation car il eut fallu qu'elle intervînt avant le mois de mai 1940. La Maison Worms avait donc toutes chances d'être considérée comme une entreprise juive.
L'une, Mme Jean Labbé, apparaît comme israélite.
Tous les autres, sans aucune exception, sont des héritiers des fondateurs de la Maison, qui eux étaient israélites. Mais, par suite de mariages, ils n'ont plus que 50%, parfois 25% d'ascendance israélite. Aucun n'apparaît cependant aux yeux des Allemands comme "aryen pur".
Ajoutons tout de suite, pour ne pas avoir à revenir sur la question des commanditaires, que la défense des intérêts dans la Maison de certains d'entre eux devait se trouver rendue singulièrement plus difficile par un certain nombre de faits, d'ailleurs tout à l'honneur de la famille Worms, mais que les services de renseignements allemands s'empressèrent d'utiliser :
Raymond Leroy s'engagea dans la 8ème armée britannique où il trouva la mort.
Claude Lebel, attaché d'ambassade à Madrid, rejoignit officiellement M. Massigli à Alger dans l'hiver 1942.
A la même époque, Henri Goudchaux passait en Espagne et s'engageait à la division Leclerc.
Michel Leroy, qui avait épousé une non-aryenne, risquait à tout moment d'être changé de catégorie.
Tous ces différents points ne sont évoqués ici que pour montrer que l'antisémitisme hitlérien trouvait à chaque page de notre dossier des raisons ou des prétextes pour en user avec Worms comme il avait fait avec Rothschild, Lazard ou Louis-Dreyfus. Cette menace fut constante jusqu'au dernier jour.
Or, disons tout de suite que nous sommes en définitive parvenus à l'écarter. En fait les seuls changements apportés à la répartition de notre capital furent : le transfert par donation à leurs enfants de la part de M. Michel Goudchaux et de celle de Mme Jean Labbé. Le patrimoine familial est dans son intégrité demeuré entre les mains des ayants-droit naturels.
Nos liens britanniques
- D'ordre privé d'abord.
Madame Hypolite Worms est de naissance anglaise, sa fille héritière unique de Monsieur Hypolite Worms est anglaise par son mariage, les petits-enfants le sont de naissance.
- D'ordre politique ensuite.
Monsieur Hypolite Worms vient de remplir à Londres, avec un succès que personne ne conteste, une mission de haute portée.
- D'ordre professionnel enfin.
La Maison Worms, grande exportatrice de charbons anglais, entretenant des lignes de navigation avec la Grande-Bretagne, possédant à Port-Saïd une immense entreprise de charbons et de consignation, jouissant comme banque d'un premier crédit sur la place de Londres est considérée par beaucoup comme presque aussi britannique que française. C'est naturellement aller beaucoup trop loin, mais l'occasion était tentante pour l'occupant de détruire dans sa racine ce modèle des organismes privés de coopération économique franco-anglais.
2°/ L'hostilité de certains milieux politiques français
L'ennemi était d'ailleurs constamment poussé à cette destruction par les hommes et les milieux politiques français qui avaient son audience.
Dès août 1940, Pierre Laval se déclare l'adversaire décidé de notre Maison. Le 10 août 1943, sur un ordre téléphonique de lui, des policiers venaient me chercher. Peu à peu, les Luchaire, les Doriot, les Déat, les Brinon et autres de moindre envergure se mettront à lui faire écho (voir les extraits de presse). D'autres, dans l'ombre à leur suite se feront délateurs auprès de l'ambassade d'Allemagne, des SS, de la Gestapo, etc. Je ne puis pas nommer parmi ces gens, un certain Boudier parce qu'il dénonça également d'autres Français.
Pour beaucoup de ces hommes, le moyen le plus sûr de détruire la Maison Worms était de la frapper dans la personne de son chef, M. Hypolite Worms. Son nom seul justifiait sa déportation vers un de ces camps d'où l'on n'est jamais revenu. Cette menace n'a pas cessé de peser pendant quatre ans sur la tête de cet homme. Dans maintes discussions d'affaires, nos adversaires l'ont agitée. J'ai parfois prévenu l'intéressé. Jamais, quel que fût Ie risque, il n'a songé à abandonner son poste et ses responsabilités.
Tels étaient les dangers qui s'accumulaient sur notre Maison, lorsqu'en octobre 1940, M. von Ziegesar fut nommé commissaire-gérant avec pleins pouvoirs.
Il fut alors entendu entre nous que je centraliserais toutes les relations avec les Allemands - (exception faite de celles concernant les Chantiers du Trait, les Services maritimes et les Services charbons). J'ai rempli cette tâche jusqu'en août dernier. C'est pourquoi je revendique seul la responsabilité de tout ce qui a pu survenir entre les milieux allemands, tant publics que privés, et notre Maison.

II - Relations de Worms & Cie avec les milieux publics et privés allemands
Von Ziegesar, ancien combattant des deux guerres, capitaine de cavalerie, avait été officier d'ordonnance du général Streccius (premier Militärbefehlshaber en France) avant d'être nommé commissaire-gérant de Worms. Homme paisible, courtois, assez naïf, très sensible aux petites questions de prestige, médiocrement nazi, dans la vie civile directeur à Cottbus d'une succursale d'importance secondaire de la Commerzbank, son inexpérience des grandes affaires et ses moyens limités le rendaient heureusement peu apte à remplir la tâche que nos adversaires venaient de lui assigner.
II fut muni d'un adjoint viennois, anti-prussien et anti-nazi, paresseux et fantaisiste, le Dr Reithoffer.
Le lendemain de la nomination de Ziegesar, je fis une démarche au ministère des Finances et j'obtins la désignation d'un commissaire-adjoint français, Olivier de Sèze, ancien inspecteur de la Banque de France, M. de Sèze remplit ses fonctions jusqu'en février 1943, date à laquelle il rejoignit comme chef d'Escadron une unité blindée en Afrique du Nord. L'on peut donc utilement invoquer son témoignage sur ma gestion qu'il a connue dans tous ses détails d'octobre 1940 à février 1943.
Dès Ies premiers jours, j'obtins de Ziegesar que - contrairement à toutes les règles usuelles en matière d'administration provisoire - il n'accomplirait aucun acte de gestion directe et que notamment il ne procéderait pas même à la confirmation des pouvoirs des personnes habilitées à traiter et à signer au nom de Worms & Cie. Lui-même, sauf dans ses rapports avec le Majestic, s'abstint de signer sous en-tête de notre Maison.
II demanda à prendre chaque jour connaissance de l'intégralité du courrier de la veille et à assister aux entretiens d'une certaine importance que je pourrais avoir avec des Allemands, se réservant de discuter seul à seul avec moi les affaires où il désirait intervenir.
En fait, je sentis très vite que chez Ziegesar l'intérêt de l'employé de la Commerzbank l'emportait sur l'idée qu'il se faisait de ses d'avoirs de fonctionnaire. Son rêve était d'être un jour désigné comme représentant permanent de la Commerzbank à Paris. Je ne le décourageai pas et il me fut relativement aisé de jouer avec cette ambition.
Dès décembre, je reçus la visite du Dr Hettlage, principal membre du Vorstand de la Commerzbank.
Homme d'une quarantaine d'années, ancien professeur d'économie politique à Bonn, ancien député du Centre catholique au Reichstag, le Dr Hettlage est d'une vive intelligence et d'une vaste culture. Entré seulement en 1936 dans le parti ou plutôt appelé par lui, celui-ci lui confie immédiatement des tâches importantes : direction des finances de la ville de Berlin, contrôle de la Commerzbank, coordination de toutes les entreprises électriques du Reich ; il a accès auprès de Goering et parfois d'Hitler.
Dès nos premiers entretiens, il se montre très au courant du dossier Worms et m'exprime son désir de voir se nouer des liens étroits entre la Commerzbank et nous. Il ne veut pas user de moyens de coercition, mais il est convaincu que, de moi-mêmes, je me rendrai compte que le maintien en vie d'une maison comme la nôtre, d'étiquette israélite, imprégnée de traditions anglophiles, ne peut être longtemps toléré par les autorités d'occupation - à moins que la création de liens très étroits avec un grand établissement comme celui qu'il dirige n'apporte tous apaisements au Reich - ces liens ne comporteraient aucune [mot gommé] - nous resterions seuls maîtres [plusieurs phrases manquantes, voir la note de Worms & Cie-Gabriel Le Roy Ladurie en date du 6 décembre 1944].
[...] de servir de correspondant bancaire ordinaire pour toutes les opérations courantes qu'autorisent les usages professionnels de la place, les lois, règlements et directives des autorités financières françaises.
Le Dr Hettlage accepta ma proposition. Nous devînmes ainsi le correspondant principal -mais non l'unique - de la Commerzbank. Je pense vraiment qu'aucun établissement bancaire français - même sans commissaire-gérant et sans pression politique et policière - ne refuserait ses guichets et ses services à une banque étrangère.
Ce que fut le mouvement du compte de la Commerzbank dans nos livres c'est ce qu'un examen même sommaire peut très vite indiquer. Rappelons seulement que les modalités de fonctionnement de ces comptes étrangers sont très étroitement définies par les règlements français, et que, notamment, toutes les opérations d'accréditifs documentaires passant obligatoirement par le clearing ne peuvent se dérouler qu'avec l'approbation, sous la surveillance et en définitive par l'intermédiaire de l'Office des changes.
Pour autant qu'il m'en souvienne aucune avance ne fut jamais consentie par nous pas plus à la Commerzbank qu'à aucune maison allemande mais je préfèrerais pour régler définitivement ce point que la question fût posée à M. Brocard.
Est-il besoin d'ajouter que des comptes de correspondants de cette nature ne laissent que de faibles agios qui couvrent à peine les frais généraux engagés ?
La Commerzbank me demanda la réciprocité de nos transactions en Allemagne. Je la lui accordai d'autant plus volontiers que nous étions bien décidés à ne faire aucune opération outre-Rhin, disposés tout au plus à y faire exécuter les ordres courants de nos clients habituels. Un examen de nos comptes en Reichsmark serait édifiant à cet égard.
En février-mars 1941, les attaques contre nous reprenant de plus belle dans la presse parisienne et dans les milieux nazis, le Dr Hettlage m'invite à venir à Berlin, se faisant fort de m'obtenir, à certaines conditions, la protection des autorités supérieures du Reich. Je fais établir mon passeport mais prends au dernier moment un prétexte pour ne pas partir. Ziegesar se met seul en route ; dans le train la Gestapo lui subtilise ses dossiers (je n'ai jamais été en Allemagne depuis juin 1939).
En juin 1941, les services allemands de l'ambassade de l'avenue Foch et du Majestic trouvent que l'immunité toute relative dont continue à jouir la Maison Worms ne saurait se prolonger plus longtemps et que de nouvelles mesures de rigueur s'imposent.
De passage à Paris, le Dr Hettlage mis par moi au courant, s'informe et m'apprend :
la révocation de Ziegesar trouvé trop conciliant,
la nomination d'un nouveau commissaire-gérant, le baron von Falkenhausen, muni d'instructions précises et rigoureuses,
la mission confiée à la Deutsche Treuhand (fiduciaire allemande) d'expertiser minutieusement toute notre gestion passée et présente et de faire un rapport détaillé sur nous au parti et à l'Économie nationale.
Pressé par moi, le Dr Hettlag ajoute que la liquidation forcée des intérêts d'un certain nombre de nos commanditaires lui parait inévitable, que cette liquidation risque de se faire au profit du trust Goering qui a jeté son dévolu sur nous et que la seule chance que j'aie d'échapper à cette catastrophe est - renouvelant partiellement sa suggestion de décembre 1940 - de céder à l'amiable à la Commerzbank au moins les parts de commandite de la famille Goudchaux. Son offre se fait pressante. S'il revient à Berlin les mains vides, je ne peux guère espérer le voir nous protéger plus longtemps.
Devant cette extrémité, je lui écris fin juin 1941 une lettre où, protestant contre toute cession forcée, je lui dis que, si on doit en venir là, c'est-à-dire que si une prise d'intérêt par un groupe allemand est inévitable, je préfère la Commerzbank à tout autre groupe.
De vive-voix et à plusieurs reprises, j'avais prévenu le Dr Hettlage que, dans cette éventualité, le nouveau groupe allemand se trouverait devant la démission collective de tous les cadres de la Maison, moi-même étant bien décidé à donner l'exemple à mes collaborateurs.
Telle fut au cours de ces cinquante mois de contrôle et de pression de l'occupant, ma concession ultime : l'expression d'une préférence quant au choix du bénéficiaire éventuel de notre destruction. Mais cette préférence fournissait au Dr Hettlage un prétexte pour ne pas se dessaisir du dossier.
La légende de la Commerzbank associée au moins morale de la Maison Worms était née : grâce à elle aucune tentative de mainmise directe sur la Maison Worms proprement dite ne fut plus tentée. Nous verrons plus loin qu'il n'en fut pas tout à fait de même pour certaines participations.
C'est donc à la lumière de tout ce qui vient d'être exposé que doivent être examinés nos opérations avec Commerzbank bien que nos opérations se justifient pleinement par elles-même et que leur ensemble ne représente qu'un pourcentage infime du total des chiffres traités par le clearing officiel franco-allemand et dénoués par l'intermédiaire de toutes les banques françaises.
Société privée d'études et de banque
Mes relations avec le Dr Hettlage faillirent pourtant avoir une autre suite qui, bien que d'importance très modeste, eut pu servir d'argument contre nous.
Depuis 1938, nous avions le contrôle d'une société anonyme au capital d'un million (1.000.000), la Société privée d'études et de banque. Dès la fin des hostilités en 40, nous avions arrêté son exploitation. Elle se trouvait donc avoir uniquement en caisse son capital - pas d'autre actif, pas de passif, plus de clientèle. La Commerzbank me demanda de lui céder cette société. Au plus fort de mes difficultés avec les autorités allemandes, je donnai une option au pair, mais une option seulement de principe puisqu'elle ne pouvait être levée qu'après accord du gouvernement français, la loi ne me permettant pas de céder sans autorisation spéciale, des actions à aucun ressortissant étranger. Prévenu par mes soins, le ministère des Finances refusa son agrément, mon option me fut rendue par la Commerzbank. Je me bornai à louer deux des bureaux de la Société privée au représentant que la Commerzbank venait de nommer à Paris.
Pour en finir avec le Dr Hettlage, je l'entrevis une ou deux fois dans l'hiver 1942 ou le printemps 1943. Puis je n'eus plus de nouvelles directes de lui. Il ne me signalait même plus son passage. Il dut, me semble-t-il, quitter la Commerzbank en 1943.
Celle-ci jusqu'en juillet dernier nous confia une part non négligeable de ses mouvements à Paris. De temps en temps elle nous envoyait un de ses clients en quête d'une prise d'intérêt en France. Nous l'éconduisions. Parfois une succursale ou une filiale nous demandait un découvert. Nous opposions une fin de non recevoir automatique.
En résumé, avec la Commerzbank, nous sommes progressivement passés : d'une demande d'association à une demande de commandite, puis à une demande d'achat d'une société au capital d'un million pour en demeurer à un compte-courant normal.
Factures de la Kriegsmarine
Avant de quitter Ziegesar, il convient de parler des seules autres opérations de quelque importance que nous ayons sinon traitées directement avec des Allemands, du moins dénouées auprès d'un organisme allemand : il s'agit de l'escompte d'un certain nombre de factures de la Kriegsmarine.
Ces opérations commencèrent, me semble-t-il, en mars 1941. Ziegesar avait alors un réel besoin de justifier sa présence chez Worms par quelque initiative favorable à ses compatriotes. Il insista auprès de ses amis de la Kriegsmarine - qui au surplus connaissait notre Maison à l'occasion des Chantiers du Trait - pour que celle-ci nous confiât ses mouvements bancaires. A de multiples reprises, il me demanda d'ouvrir un compte à l'amirauté. A cet effet il me fit rencontrer plusieurs fois des officiers de l'Intendance maritime. Je déclinai toute ouverture de compte (que d'un trait de plume Ziegesar pouvait à tout instant nous imposer). Je consentis seulement à régler les factures de certains fournisseurs de la Kriegsmarine lorsque celle-ci nous en ferait la demande expresse et à condition qu'il ne s'agisse pas de matériel de guerre mais de meubles, tissus, etc. En fait les demandes nous étaient presque toujours transmises par nos commissaires-gérants. Quelques jours plus tard ces factures nous étaient directement remboursées par l'Intendance militaire.
Cette clientèle occasionnelle était déplaisante. En général de basse qualité morale, elle n'était pas sans danger. Mais Ziegesar tenait beaucoup à ces opérations. J'ai cru comprendre qu'il comptait sur l'amitié de la Kriegsmarine pour rétablir ses affaires compromises auprès du Majestic.
Ziegesar parti, Falkenhausen dont un des amis intimes était le commandant von Tirpitz poussa activement ces opérations. Nous les freinâmes avec constance et, dès mars 1942, elles prirent une faible ampleur. Elles laissèrent des agios importants mais pour près de 3.000.000 de débiteurs irrécouvrables.
Avant d'examiner la question de M. von Falkenhausen, il y a lieu d'exposer brièvement ce que fut la mission de la Deutsche Treuhand und Revision Gesellschaft.
Deutsche Treuhand und Revision Gesellschaft
Plusieurs experts vinrent en juin 1941 s'installer dans nos bureaux avec les pouvoirs les plus étendus pour prendre connaissance de tous nos dossiers, de tous nos livres, interroger nos chefs de service, etc. Quatre ou cinq experts se succédèrent. La plupart étaient d'une incompétence évidente, ils réunirent des centaines de dossiers, me demandèrent d'innombrables entretiens pour aboutir au bout de quinze ou dix-huit mois à un rapport monumental et ennuyeux dont je n'entendis plus jamais parler. Mais en rappelant ces faits, j'ai voulu souligner que là encore, seules de toutes les banques françaises, nous avons subi cette intolérable brimade de voir pendant des mois nos secrets professionnels mis au pillage au profit d'un gouvernement ennemi et d'un parti totalitaire.
M. de Falkenhausen prit ses fonctions en juillet 1941. Appartenant à une grande famille qui donna à la Prusse nombre de soldats et de fonctionnaires, très hommes du monde, appartenant au groupe de la Deutsche Bank, possédant une très belle situation de fortune, franchement antinazi, il se révéla très vite peu intéressé par sa mission, faisant juste assez de zèle pour alimenter ses rapports mensuels au Majestic. Chargé d'une vingtaine d'autres commissariats importants (Suez, banques anglaises) il est constamment en voyage.
Durant son séjour boulevard Haussmann, l'indépendance de la Maison fut moins directement menacée mais périodiquement les services antisémites des SS soulevèrent la question raciale, remettant sans cesse en cause le cas personnel de M. Hypolite Worms.
Différents incidents montrèrent par ailleurs combien notre situation vis-à-vis des autorités d'occupation était précaire.
Franconed
Holding hollandaise nous appartenant à 100%, régulièrement déclarée au gouvernement français (siège social : Rotterdam) fut mis au pillage par des commissaires allemands.
Rapatriement forcé après dix-huit mois de discussions de la contre-valeur de 7.000.000 de bons du Trésor florin,
Vente forcée aux SS de notre immeuble de Dantzig, malgré nos protestations.
Deutsch Bank
Falkenhausen nous transmit pour le compte de son groupe vingt demandes de crédit, des offres de rachat d'affaires franchisées. Tout cela fut rejeté, mais nous consentions quelques accréditifs documentaires à la Deutsch Bank.
En demander le chiffre à M. Brocard.
Aérobank
Installée à Paris pour le compte du Trust Goering. Mettait des sommes considérables en placements au jour le jour sur le marché de Paris. Avons toujours refusé. Quelques jours avant son départ, son directeur disait à l'un de nos amis, M. Boris Finaly, que nous étions la seule banque à avoir refusé de prendre contact avec lui.
Rüstungkontor
Service d'achat du ministère de l'Armement. Au printemps dernier, son compte nous fut imposé par Falkenhausen. Il nous offrit 300.000.000 en dépôt, nous en reçûmes une centaine, refusant de le laisser faire ses règlements par chèques sur nos caisses. Nous fîmes des conditions draconiennes et le compte fut soldé.
Falkenhausen, qui était le neveu du général du même nom qui administrait la Belgique, vit, dans ses derniers mois, la surveillance des S.S se resserrer autour de lui.
Au lendemain de l'attentat du 20 juillet, il fut, avec deux de ses amis grands industriels de la métallurgie, (Roechling et von Aufacker) kidnappé dans un restaurant et vraisemblablement supprimé. Sa modération à notre égard n'avait sans doute pas peu contribué à sa disgrâce finale.

III - Participations
Trois catégories :
a/ - celles où notre influence est prédominante,
b/ - celles où notre action est relativement occasionnelle,
c/ - celles dans lesquelles nous n'intervenons absolument pas.
Je ne parlerai que des premières et, pour celles-là j'accepte d'assez larges responsabilités bien que nos principes en cette matière soient de laisser aux dirigeants de chaque entreprise le maximum d'autorité et d'indépendance.
Ces responsabilité sont beaucoup plus d'ordre moral que d'ordre juridique puisque, m'étant fait une règle de conduite de ne jamais appartenir à un conseil d'administration, aux yeux de la loi, je n'ai théoriquement qu'une position d'actionnaire.
Dans la catégorie "a", je ne vois qu'une seule entreprise qui ait vraiment travailler pour compte allemand : ce sont les établissements Japy qui emploient en moyenne cinq milles personnes. Ils ont fourni des machines à écrire, des objets en émail, des moteurs électriques mais ont toujours refusé de fabriquer du matériel de guerre (pour lequel ils étaient parfaitement outillés).
La situation fut parfois très tendue. Leur président, M. Marrin-Darbel, me demanda même une fois de l'accompagner à Besançon auprès des autorités d'occupation qui voulaient, devant notre mauvais vouloir, démonter les machines, emmener la main-d'œuvre en Allemagne, etc.
En définitive, je crois que la direction générale des Établissements Japy s'est défendue avec habilité et courage, mais naturellement j'ignore à peu près tout du dossier de leurs commandes allemandes.
Par contre dans cette même catégorie "a", je pourrais citer bien des noms d'entreprises dont nous assurions la politique générale et qui, au prix des pires difficultés, ont réussi à se soustraire aux commandes allemandes.
Je citerai comme exemples :
EGTH (Entreprises de grands travaux hydrauliques), une des plus grandes maisons de travaux publics français, dotée d'un outillage considérable et à qui les autorités allemandes auraient été heureuses de confier des milliards de travaux. Cas, sans doute à peu près unique dans l'entreprise française, son président directeur général, M. Georges Lauret, réussit à ne pas faire pendant ces cinquante mois un centime d'affaires avec l'occupant.
Établissements Puzenat (à Bourbon-Lancy). Affaire de machines agricoles, mais parfaitement outillée pour des munitions ou même du matériel de guerre. Dix fois, Ziegesar et Falkenhausen rappelés à l'ordre par le Majestic firent pression sur moi à ce sujet. A l'exception de quelques trieuses de pommes de terre qui n'ont même pas été livrées, Puzenat n'a jamais accepté de commandes allemandes.
Affaires minières : Charrier, Montmins. Rarement la pression fut aussi forte que pour ces deux entreprises destinées à produire du cuivre et du tungstène. L'on sait le besoin impérieux que le Reich avait de ce dernier métal. Les services des mines allemandes nous offrirent de l'outillage, de la main-d'œuvre. Sur nos directives, leur directeur général Jean Cantacuzène, sut manœuvrer de telle sorte que pas un gramme de tungstène ne sortit de la mine.
Fournier-Ferrier, Marseille - savons, corps gras. En fait, bien que notre situation d'actionnaires y fut très forte, depuis trois ans, nous ne sommes pratiquement pas intervenus dans la gestion de cette entreprise. Mais, dans l'été et l'automne 1943, nous fûmes abordés de façon pressante par les dirigeants du groupe Henckel. II y a trois grands trusts des corps gras dans le monde : Unilever, pour l'empire britannique, Prosper & Gamble pour les USA, Henckel, pour l'Allemagne et l'Europe continentale. Henckel qui, en tout état de cause, disposait toujours de l'appui des Pouvoirs publics allemands et qui n'était jamais parvenu à prendre racine en France, crut l'occasion bonne d'obtenir une part d'intérêt dans Fournier-Ferrier, qui est la première affaire de savon en France. En contre-partie, Henckel offrait de nous faire bénéficier de tous ses brevets qui sont en avance de quinze ans sur la technique française. Pendant trois ou quatre mois. La pression fut très forte. Elle demeura bien entendu sans résultats. M. Maurice Vignat, président de Fournier-Ferrier et chargé par le gouvernement actuel des questions de corps gras, pourrait faire mieux que moi l'historique de cette affaire.

IV. Mes relations personnelles avec l'occupant
J'ai dans ce qui précède suffisamment esquissé la nature de mes contacts avec les milieux administratifs ou économiques allemands.
La difficile et périlleuse défense des intérêts dont j'avais la charge, m'a naturellement parfois amené à toucher d'autres milieux que ceux-là :
Je déclare de la façon la plus formelle qu'au cours de ces quatre années, je n'ai jamais eu d'entretiens avec le Allemands qu'en ayant toujours en vue l'un des quatre objectifs suivants :
1°/ - sauvegarde des intérêts ci-dessus énumérés ;
2°/ - sauvegarde de la liberté et parfois de la vie de certains de nos compatriotes. Je me suis occupé bien souvent d'amis arrêtés. J'ai malheureusement souvent échoué, mais j'ai eu parfois la chance d'obtenir soit la vie, soit la libération de quelques-uns d'entre eux. Je me bornerai aujourd'hui à citer ceux qui, spontanément, m'ont fait savoir qu'ils désiraient témoigner devant la justice de mon pays de ce que j'ai pu fait pour eux :
Bernard de Boishebert, condamné à mort en 1942, gracié, déporté et rapatrié en 1943,
François Michel, arrêté en juillet 1941 et gracié en août 1942,
Robert de Voguë, condamné à mort, gracié, actuellement déporté,
Aimé Lepercq, arrêté en mars 1944, libéré le jour même où il devait être déporté le 16 août 1944, actuellement ministre des Finances,
la duchesse d'Harcourt, six mois de Fresnes et de Romainville.
Je tiens à préciser que, pour ces quatre noms, j'ai été aidé de la façon la plus efficace par Me Julien Kraeling.
3°/ - Missions dans les derniers mois de l'occupation pour le compte de la Sécurité militaire française. Le colonel Navarre, chef de ce service, m'a fait savoir qu'il tenait son témoignage à la disposition de la justice.
4°/ - Enfin, l'on me pardonnera de préciser que j'ai eu quelques contacts vraiment involontaires avec la police politique et militaire allemande au cours de :
trois perquisitions (1941, 1944, 1944) à mon domicile,
quatre ou cinq visites et interrogatoires à mon bureau ou dans les bureaux de la police,
douze jours d'arrestation en mars dernier.
La plupart des très nombreuses questions qui m'ont été posées concernaient :
la Maison Worms,
mes relations avec certains agents de la Résistance,
mes relations avec certains membres de ka Wehrmacht, (surtout dans les derniers mois),
mes relations avec certains dirigeants de l'Économie allemande. De là la destruction par mes soins de la correspondance (trois ou quatre lettres) avec le Dr Hettlage.

V. Conclusion
Je résume :
malgré toutes les prises qu'offrait Worms sur le plan dit "racial" et sur le plan anglo-saxon,
malgré tous les moyens de coercition dont étaient armés nos commissaires-gérants,
malgré toutes les pressions et toutes les menaces, les mesures d'exception et les campagnes de la presse asservie dont nous avons eu dans le monde bancaire le quasi-monopole :
la Maison Worms est demeurée intacte et pure de toute infiltration étrangère,
de gré ou de force, notre groupe n'a jamais cédé à l'occupant une partie si infime qu'elle soit d'un actif matériel ou immatériel dont nous avions eu la charge,
aucune entreprise dépendant de notre gestion n'a livré ni armes, ni munitions, ni pièces détachées, ni matières premières utilisables par l'armement allemand,
les Services bancaires dépendant de moi n'ont fait avec des services ou des maisons allemandes que des opérations courantes autorisées par les Pouvoirs publics, et ces opérations ne représentaient qu'une part infime de notre activité.
Pour parvenir à ces résultats, j'ai dû agir contre et sur beaucoup d'Allemands, mais loin de réserver pour la seule défense des intérêts qui m'étaient confiés les moyens dialectiques que j'étais arrivé à détenir, je me suis efforcé de les mettre au service de mes compatriotes en détresse et de notre service de Sécurité militaire.
Et voilà que de nouveau des Français nous attaquent et me forcent à la défense.
La presse libérée use à notre égard du ton et des épithètes que nous réserva pendant quatre ans la presse asservie.
Les policiers français du quai des Orfèvres vont tout à l'heure vers la même prison me faire refaire le même chemin que les policiers allemands de la rue des Saussaies il y a six mois.
Je ne reprendrai la lutte dans les mêmes conditions qu'en octobre 1940. Dès mon arrestation, j'ai spontanément, librement et sans esprit de retour, donné ma démission de chez Worms.
Je veux après les dures années que je viens de vivre avant tout obtenir justice.
C'est avec une confiance sans limites que je me tourne vers l'instruction pour que, ne négligeant aucun aspect des affaires auxquelles j'ai été mêlé, aucun détail de toute ma gestion, elle me dise enfin si oui ou non j'ai rempli tout mon devoir. C'est un jugement que j'attends depuis trop longtemps.

Fresnes, le 26 septembre 1944


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